Chronique Erreur 404, publiée le 29 octobre 2017 sur Profession-Spectacle

Lundi

J’habite en Beauce, et je dois avouer le plaisir certain que j’ai à m’en réclamer, nouvellement arrivée en ces terres venteuses, très fortes, animées d’une puissance d’évocation fulgurante, celle du grand espace, des champs à perte de vue sur lesquels se forme toujours un nouveau ciel fou, dans une couleur qui ne sera, à l’égal de l’océan, jamais la même à qui sait regarder tous les jours. Je suis une « accourue », comme disaient les anciens par ici, en parlant des Parisiens. Je n’étais pas parisienne, mais je ne me bats plus pour établir la différence. Admettons. Et nous, en ville comment les appelait-on ? D’un terme d’une poésie farouche, ayant soin de frapper sur le palais nos plus belles consonances, affectant une componction de sociologue engagé : le milieu rural.

Depuis peu a ouvert en ces terres arriérées une librairie. Rendez-vous compte. À l’annonce de ce projet, auquel je me suis partiellement associée, les réactions sont inévitables : une librairie en milieu rural ? Oh, c’est… ce n’est pas un peu… risqué, osé ?

À les entendre, on ouvrait un relais routier sur un porte-avion.

Mardi

Le scandale doit changer de camp, je le décrète en ce jour : ce qui est terrible, c’est moins d’ouvrir une librairie en milieu rural que d’entendre absolument tout le monde répéter « en milieu rural » après librairie, en ouvrant grand les yeux, avec le ton de la remontrance estomaquée d’un grand-père qui garderait jalousement ses médailles pour les combats de son temps, sans jamais admettre que sa descendance aussi se bat pourtant, ce jour, avec ses armes et sur les théâtres d’opération de son temps, sans aucune reconnaissance sincère.

Le plus grand aveu est dans ces termes de monde perdu, fini, où l’apocalypse aurait déjà eu lieu. Et aurait recommencé. Encore et encore. La terreur ancestrale des morts-vivants des landes. Mais on n’avait pas dit que tout était déjà mort, qu’il n’y avait plus rien ? Qui les a laissés vivre, vous voyez bien qu’ils résistent, qu’ils reviennent, quelle horreur : une librairie ??? En milieu rural ???

Je n’ai plus qu’à ajouter : avec un fils de 18 mois en milieu rural, à mon compte dans la communication en milieu rural…. Vous croyez qu’on félicite ces projets absolus ? Bien sûr que non, ce n’est pas un food truck de steaks de licornes, c’est totalement sinistre un gamin, un boulot libéral et un coup de main en librairie – même pas ambulante, comme projet fondamental. Et ta vie intérieure ?

Mercredi

La vie intérieure en milieu rural… Ah, alors là, je tiens quelque chose, n’est-ce pas ? Où donc exactement croyez-vous qu’on puisse penser tranquillement et, pour ce faire, avoir le droit d’être un peu sérieux ? Le milieu rural commence là où s’arrêtent l’adulescence et le sarcasme systématique. Effroi dans les blés.

Jeudi

« En milieu rural », c’est la mention à ajouter pour enfoncer les clous. J’ouvre un kebab en milieu rural. Je fais de l’art contemporain en milieu rural. Du point de croix en milieu rural. Du yoga en milieu rural. Rien ne passe. Tout paraît systématiquement suranné ou irrémédiablement abandonné à un élu véreux. Le milieu rural conserve ses vaches de milieu rural et ses chasseurs de milieu rural. L’urbain peut jardiner, mais le rural ne peut pas se cultiver.

Pourtant, nous sommes bien « au vert », non ? N’est-ce pas constamment vanté ? Ah mais j’oubliais : « au vert », c’est à 45 minutes maximum des agglomérations, sur les lignes de transport en commun.

Au-delà commence le terrible milieu rural. Celui où on enlève vos filles. Celui où mugit dans les brumes matinales le Minotaure de Jean Ray. Celui où l’on n’a parfois que la 3G et l’élocution d’un héros de Bruno Dumont. L’angoisse abyssale. Les vacances perpétuelles auprès de consanguins cannibales sous le tictac sinistre de l’horloge, France 3 Centre-Val-de-Loire en fond inaudible.

Vendredi

Vous seriez surpris, pourtant, de mon milieu rural. On y croise des potes à Jean-Pierre Coffe et Alphonse Boudard qui vous demandent si vous avez lu ce dernier et, face à votre mine défaite, vous assènent un « et c’est bien malheureux que non, ce serait un minimum ».

Ou bien un jeune homme qui s’intéresse au papier roulé et collé, au point d’y passer toutes ses heures, alors qu’il étudie par ailleurs l’aménagement et l’animation des territoires ruraux. Ici encore, les voilà poussées péniblement comme les bœufs d’autrefois, ces terres immédiatement perçues comme nonchalantes et limitées dans l’imaginaire peu discret des langues administratives : ces territoires à aménager et animer, dans lesquels il faut « tisser du lien social » entre de bonnes gens qui n’ont souvent rien demandé à personne et qui, pour la plupart, savent très bien où se retrouver.

Samedi

Il y a aussi ce paysan traiteur, Marwan, qui sort d’une retraite yoga. Il connaît tous les livres du monde et vient du milieu métal de campagne, dans lequel ses amis un peu rouillés par leurs vies en caravane l’appellent Hare Krishna. J’ai coupé du potiron dans les cuisines d’un ashram avec lui – j’y reviendrai sans doute une autre fois, il hurlait « Kitchen of looove » avant de nous raconter ses séances de méditation avec des punks à chiens en Inde. En citant Herman Hesse.

Ce milieu rural, il permet de voir de loin les gens qui s’y tiennent debout, qu’on le veuille ou non. On se repère plus vite, on s’associe sans trop de fioritures avec ceux qui sont là et qui n’ont pas prévu de partir ; on se trouve enfin un peu chez soi, chez ces fous qui ne prennent pas de gants, qui vivent sans tellement se regarder faire et n’attendent rien d’une librairie sinon qu’elle soit tenue avec sérieux, labeur et humilité.

Le plus amusant étant que beaucoup de citadins résistants vivent déjà en milieu rural, en eux, sans le savoir. Il n’y a plus qu’un pas de côté à faire pour incarner vos constatations. On vous attend en milieu rural, avec une librairie et beaucoup de sale esprit. Mais ne tardez pas trop, le désert avance vite.

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