J’aime beaucoup Nuccio Ordine, son éternelle ferveur, sa gentillesse, ses passions. J’ai lu avec plaisir son petit essai hommage à Steiner, où comme toujours, il excelle dans l’art de la citation parfaite choisie parmi les milliers de feuillets à sa disposition. Il tisse sa voix à celle des autres avec un brio dont je m’inspire à chaque lecture. Lorsque deux maîtres se rencontrent, quelque chose bouge dans l’univers…

Rien n’est jamais assuré, mais nous n’avons pas d’autre choix que de tenter de transformer le lecteur grâce aux lectures décisives que nous pourrons continuer de mettre entre leurs mains, disent-ils ensemble, en substance.

« Au nom de quoi le pédagogue ou l’intellectuel ferait-il ingurgiter ses priorités et valeurs ésotériques à ceux que Shakespeare appelait « le général » (c’est-à-dire à ceux à qui le caviar répugne), surtout quand on sait, au fond de son cœur troublé, que les chefs-d’œuvre intellectuels et artistiques ne semblent pas rendre la société et les hommes plus humains, plus enclins à la justice et à la clémence ? Quand on devine que les études humanistes n’humanisent pas, que les sciences et même la philosophie peuvent seconder la pire des politiques ? (J’ai consacré une bonne partie de ma vie et de mon travail à ce sinistre paradoxe). [George Steiner, Errata] »

« Pour le libéralisme et le positivisme scientifique du XIXe  siècle, il était naturel d’espérer que l’essor de la scolarisation, du savoir scientifique et technique et de ses rendements, de la libre circulation et des contacts entre les communautés se solderait par une amélioration régulière de la civilité, de la tolérance politique et des pratiques économiques tant publiques que privées. Chacun de ces axiomes de l’espoir raisonné s’est révélé faux. Non seulement l’éducation s’est avérée incapable de rendre la sensibilité et la cognition résistantes à la déraison meurtrière, mais il y a bien plus dérangeant. Tout l’indique : le raffinement intellectuel, la virtuosité et l’appréciation artistiques, l’éminence scientifique collaborent volontiers et activement avec les impératifs totalitaires ou, au mieux, demeurent indifférents au sadisme environnant. Les concerts magnifiques, les expositions des grands musées, la publication de livres savants, la poursuite de recherches universitaires tant scientifiques qu’humanistes, fleurissent à proximité des camps de la mort. L’ingéniosité technocratique répondra à l’appel de l’inhumain ou restera neutre. L’icône de notre temps est la préservation d’un bocage cher à Goethe au sein d’un camp de concentration. [George Steiner, Grammaires de la création] »

(Ces deux extraits cités par N. Ordine)

Non, nous n’avons pas d’autres choix que de continuer à croire. Croire que les bons livres ne nous transforment pas qu’en infimes salopards pervers narcissiques ou tyrans. Mais bien aussi, quoique plus minoritairement, en êtres loyaux et solides, patients et courageux, qui auront participé à trier « dans l’enfer ce qui n’est pas enfer ». Pour lui faire de la place.

« Mais ces transformations ne réussissent pas toujours à influencer nos comportements. Nous ne sommes pas toujours en état de percevoir l’appel qui nous exhorte à traduire notre pensée en action. Et nous rencontrons parfois des œuvres qui, plus timidement, ne nous invitent qu’à réagir. Dans d’autres cas encore – peut-être «le plus souvent, en art et en littérature» –, cette invitation demeure implicite, en toile de fond, ou finit par revêtir une fonction purement formelle. Tout dépendra alors largement de nous, de notre aptitude à nous laisser impliquer et entraîner dans l’aventure de la métamorphose . » Nuccio Ordine, page 41 du présent volume.

Nuccio Ordine, George Steiner, L’hôte importun, entretien posthume et autres conversations, traduit par Luc Hersant, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 120 pages.

Pour poursuivre la route ensemble...
La Cité de l’Indicible Peur (Jean Ray | X-Files)

« Qui sont-ILS ? On ne le saura jamais mais les estafettes de la Grande Peur meurent sans dévoiler leur effroyable secret.»

Le voyage qui n’en finit jamais – Ultramarine, de Malcolm Lowry

Dans ce huis-clos, les petites aventures se content en de larges tournants, les anecdotes mythomanes se confondent au vécu, alors qu’Hilliot, pris en grippe par une grande partie de l’équipage, le grand et fier Andy en tête, au menton perdu pendant la guerre, tente moins de s’en faire accepter que > Lire plus

« De ne pas être écouté me stimule » – Elias Canetti, Le territoire de l’homme

"Ce volume rassemble les réflexions écrites au cours des années 1942-1972. Trente ans d'une vie consciente, c'est une vaste période, et il m'a fallu faire un choix parmi cet ensemble afin de le présenter ici. [...] La concentration de ma pensée sur un unique ouvrage, Masse et Pouvoir, dont je > Lire plus

Rien, mais plus large – Absolutely Nothing, de Giorgio Vasta et Ramak Fazel

Cathartique pour ceux qui ont trop, familier pour ceux qui s'évertuent à faire décroître leur désert sans augmenter leurs possessions, touffu, cérébral et fantasque, Absolutely Nothing, Histoires et disparitions dans les déserts américains, n’est pas le livre d’un observateur moraliste ou d’un naturaliste obsessionnel.

Soulever les tombes – Edgar Lee Masters, Des voix sous les pierres

Ces traits tantôt fulgurants et mystiques, tantôt pragmatiques et cocasses, fiers et farouches, désespérés ou résignés, montent des pierres chaudes en une brume bruissant des ruminations de ces gentils fantômes stupéfaits de leur sort.

« Les gens du désert sont plus faciles à guérir » – Bruce Chatwin, Le Chant des pistes

« Dans la foi aborigène, une terre qui n’est pas chantée est une terre morte, puisque, si les chants sont oubliés, la terre elle-même meurt. » « La plus grande partie de l’intérieur de l’Australie n’était que broussailles arides ou désert. Les pluies y tombaient toujours de façon très inégale et une année > Lire plus

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