« J’avais devant moi une journée creuse ; et le besoin de me sentir le cœur net de l’envoûtement bizarre de ces bois sans joie. »

Cette Maison de Julien Gracq, autour de laquelle le narrateur tourne depuis les sous-bois après l’avoir trop rêvée, entr’aperçue maintes fois depuis la route, sous l’Occupation, dans l’autocar, comme une tache absurde sur cette contrée sordide, nous ne ferons nous-mêmes qu’en humer une très fugace sensation toute douchée des mêmes grandes illusions tombées de cheval que celles de notre compagnon d’errance. « Larvaire, inhabitable, déhanchée, sournoise, endormie là en plein jour comme une chauve-souris accrochée aux branches sèches, au milieu de ces bois de mauvais songe où l’on n’imaginait pas qu’un oiseau pût jamais chanter, et pourtant vaguement vivante du regard aveugle de ses deux fenêtres, c’était le rendez-vous d’un chasseur noir, une maison où se pendre – une retraite pour le pire veuvage. »

Qui occupe cette maison ? Pourquoi même avoir entrepris cette exploration ?

« Je m’assis sur une souche, tentai sans succès dans le vent mouillé d’allumer une cigarette, et me croisai les bras, revenu de tout, rencoigné sous l’averse, une statue glaiseuse et enfondue de l’écœurement. »

Si l’on se réfère aux deux versions du manuscrit reproduites en fac-similé, ainsi que le confirment les deux éditeurs qui viennent de reprendre eux-mêmes une maison, celle des éditions José Corti, dans la postface, La Maison est une œuvre achevée par Gracq mais demeurée secrète – pourquoi ? à nous de le supposer, rien ne nous sera confirmé.

« La pluie cessait – inexplicablement réchauffant, un rayon de soleil décoloré coulait à travers les branches : autour de moi, la rumeur fourmillante des bois sous l’averse se figeait goutte après goutte dans le suspens doucement évanoui d’une foule de théâtre, et tout à coup, faisant vibrer la lumière décapée par l’averse, un oiseau chanta sur deux notes transparentes et calmes, la voix même de l’éclaircie. […] Quelques pas plus loin, la maison soudain fut là. »

Mais la porte claquée sans appel, abruptement, à la trente-cinquième page (en petit format, ce qui signifie que le tout se lit en un souffle) indiquerait plutôt, sans ces manuscrits et leur interprétation, qu’il s’est arrêté net, après avoir approché la maison, sur une image irrésistible qui appelait donc enquête. Mais pour quelle raison, au moment où nous nous installons dans le rythme ensorcelant de la prose virtuose de l’écrivain, où nous séchons avec lui de la dernière goutte de l’averse, où nous assistons au dévoilement de la quête, Julien Gracq s’est-il comme pétrifié et son roman avec ? Qu’a-t-il vu, lui, qui lui parut subitement innommable ? Ce sont les mystères émouvants de l’écriture, et des créations abandonnées, d’autant plus lorsqu’elles sont signées par un magicien têtu et son insistant appétit à couper par les sentiers étranges d’un style qui ne s’imite pas.

La postface indique un « texte trop resserré » pour être publié seul (il vient uniquement, en 2023, de l’être), décalé lentement des préoccupations littéraires plus prégnantes de Gracq qui l’aurait composé entre 1946 et 1950. Il se savoure comme un objet littéraire délivrant un intense plaisir entre une courte démonstration – s’il en fallait encore une – du génie de la formulation qu’était Gracq et le jeu de pistes qu’il faut ensuite suivre pour reconstituer l’histoire du livre.

« J’avais soudain la sensation absurde et en même temps extrêmement précise que le bois était d’une manière ou d’une autre occupé. »

Julien Gracq, La Maison, Editions José Corti, 2023, 84 pages.

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