« Quelqu’un obstinément cherche à sortir de moi »

Arthur Cravan.

Les noyés sont des prophètes qui parlent la langue des signes dans des gestes si lents qu’ils balaient notre mémoire.

Bertrand Lacarelle.

« La mort dans les flots est-elle le dernier mot des forts ? »

Robert Desnos.

 

Nous avons tous les trois trente ans.

L’un, Fabian Lloyd, dit Arthur Cravan, se noie en 1918.

Corps sans tombe n’est jamais mort, p 13.

L’autre, Bertrand Lacarelle, doté de la Bourse Cioran, en 2008 enquête.

La poésie est la réconciliation de l’homme avec l’homme, p109.

La dernière, en bout de chaîne, en 2010 et parmi d’autres, rapporte.

« Quand être « absolument moderne » est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste. » G. Debord, Panégyrique, cité p 169.

À trois nous ne passons pas le siècle et les deux derniers ont semble-t-il quatre-vingt-dix ans de retard. Ne pas se décourager.

Si mes souvenirs sont exacts, de lectrice plutôt compulsive et éclectique quoi que de plus en plus centrée autour des livres mondes, des uns nécessaires, des âmes qui vivent dans les plus reculés confins, je n’ai pris une telle claque littéraire récemment qu’en découvrant, suffoquant, l’existence d’Alejandra sous la plume d’Ernesto Sàbato, une Alejandra suffocante à plus d’un titre et pour cause : avant même que je n’existe un homme m’avait donné la vie dans un roman crépusculaire et noueux, Héros et tombes. Aujourd’hui, sous la plume de Bertrand Lacarelle, je vois qu’il est possible à l’âme et à la vie, au génie, au salut de triompher. J’entraperçois un navire de mon île. Peut-être est-il  déjà trop tard. Laissez-moi vous expliquer.

Je préfère les morts bien vivants aux vivants tout à fait morts, p178.

Cette possibilité de la disparition quasi-totale de l’homme – si l’on s’y prend bien – existe. L’humanité à d’ores et déjà virtuellement disparu. La civilisation a donné naissance à l’incivilité suprême, bien plus efficace en cela que la barbarie. IL est en effet regrettable que le progrès soit dans l’intelligence artificielle plutôt que dans la sagesse naturelle, dans la domination plutôt que dans la cohésion. On nous dit, « il faut bien vivre », il « faut alimenter la machine » : tragique et postmoderne ironie.          (p 112)

Ce n’est pas une façon convenable de commencer une note de lecture. J’apprends à comprendre grâce à des auteurs comme Cravan, « le simulacre panique », en permanente « insurrection contre l’état civil » qu’il n’est pas nécessaire d’être convenable. Qu’il ne faut plus s’excuser non plus, dans tous ces jeux littéraires, du « je ». Oui, et je est légion qui plus est, sacré bordel vieux comme l’immonde. Si l’on vous demande de nous suivre, il y a une raison. Si l’on explose et recherche, si l’on fraye, si l’on peine à dormir et refuse d’être vivants sous cette acception affligeante qui nous demande de disparaître pour la tranquillité du reste, pour le salut du Corps paisible, alors sachez que l’on travaille de façon redoublée, acharnée, épuisée afin d’épaissir un peu, d’enluminer ces gesticulations entraînant  réaction avec intention de la donner. Alors je vous le dis, pour une fois, suivez-nous.

Pourquoi ce nous immodeste ? Nous, qui ? Eh bien simplement Arthur Cravan, Bertrand Lacarelle et moi. Ensuite, à la lecture de l’opus vous rajouterez peut-être votre nom à la chaîne de réaction superstitieuse, qu’il ne faudra briser chimiquement d’aucune façon sous peine de brûlures irréversibles. Allez d’accord, maintenant j’entre dans mon sujet, je n’en suis de toute façon jamais sortie.

Arthur Cravan se fout pas mal de l’art durant sa courte vie. Il s’en sert, comme de la poésie, pour contenir ses deux mètres et son physique Lino Ventura. S’il est poète, c’est parce que sinon cela ferait probablement trop mal  même si l’humour pourvoit. Il incarnera tout. Tenez-vous bien à la rambarde. Homme animal pierre chose. Il connaîtra toutes les villes. Il prendra tout et il en restera. Il boxera parce que le Verbe ne suffit pas. Il dansera parce que la boxe ne suffit pas. Il aimera même si l’amour ne suffit pas, dirait le grand Trent Reznor, philosophe industriel américain. Et pour cause : « L’homme est plus grand que le poète », et il ne s’agit « que » de devenir un homme. Il hésite entre la gloire et la vie rêvée du raté.

« Je me sens de plus en plus vierge et furieux », annonce dans une lettre celui qui « refuse de [se] civiliser », qu’on se le dise.

Il y a pourtant Cravan vs Gide, Apollinaire, Marinetti, Maïakovski, Fénéon, Chandos, Duchamp. Cravan futuriste et son Exposition des Indépendants assassine, ses critiques, ses poèmes, ses errances, ses écureuils dans les poches à Central Park, à l’assaut d’un Nouveau Monde après Rimbaud, Cravan rien-en-isme et ses gants de boxe emplis de boucles de femmes, face à Jack Johnson, évidemment. Et puis Cravan amoureux, naïvement polygame.

 La relation entre Arthur Cravan et Mina Loy est si romanesque qu’il serait à la portée de n’importe quel plumitif d’en faire quelque chose de poignant. Ce chapitre, qui porte en exergue un bel exemple de poésie à l’eau de mer, si j’avais voulu l’écrire dans un style emporté, traduisible en vingt-quatre langues, de certains biographes professionnels , m’aurait permis d’être sympathique à peu de frais.  (p 153).

Dromomane costumé, insupportable agitateur détruisant vos lustres, je l’ai rencontré pour ma part il y a quelques années, par le biais d’un philosophe boxeur, appelons-le Karl O.  S’il était bien polygame, agitateur, anarchiste et amant hors pair à l’instar de Cravan, je n’étais pas Mina Loy, pas encore, so long pour la romance, n’est-ce pas, Bertrand… J’appris donc Arthur Cravan, et ce qu’il en coûte d’aimer un homme libre. Peu importe, femme avertie à moitié dans ton lit. Il arrachait ses poils dans les bars pour me les faire sentir, observait amusé les bleus que ses étreintes laissaient sur mes bras, j’écoutais magnétisée son « il faut les tuer », à ma belle brute abreuvée de livres,  irresponsable, loyal et forcené. Ce fut à refaire, et je le refis.

Plus tard, un papier de Sébastien Lapaque dans le Figaro Littéraire attire mon attention. Il y est vaguement question de types plus forts que les plus faibles écoutent, d’après Audiard, oui. Je ris pendant tout son pourtant court article, et j’aime déjà le sujet. Je note alors le titre.

Ils existent, je les ai rencontrés, les Arthur Cravan en retard.

Ceux qui décident que seule la vie est une œuvre à leur mesure, qui piétinent en s’excusant de leur lourdeur nos fragiles fleurs adolescentes, détonnent et repartent.

Alors j’attaque Arthur Cravan, précipité, le cœur en chamade et les sens en alerte. Je connais cet homme. Je connais celui qui l’écrit si bien, ce vif Lacarelle et son humour impertinent et dosé, son « je », ses poèmes et ses grâces balancés entre deux faits et trois formules. Jeunesse intrépide foulant tous les sérieux, les réclamant n’empêche lorsque son chant devient poignant ou ses constatations funestes…

Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descends à travers les ténèbres, j’ouvre furtivement la porte du perron comme un meurtrier, et vais errer dans le grand bois.

Après avoir marché à l’aventure, agitant mes propres mains, embrassant les vents qui m’échappent ainsi que l’ombre, objet de mes poursuites, je m’appuie sur le tronc d’un hêtre ; je regarde les corbeaux que je fais envoler d’un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traînant sur la cime dépouillée de la futaie ; j’aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchit  la pâleur du sépulcre. (p 115.)

Una certa sprezzatura l’air de rien, aussi. Connaisseur mais d’ailleurs. « Mi-ange, mi-éléphant » émouvant car brut et clair. Pas besoin de profusion des référents. Ils sont tous là, ils regardent et sourient, il les fait sourire, il les convoque car il les aime, simplement. Ils sont tous là. D’Apollinaire à Lowry, j’attendais Diego Rivera en pensant à tous ces géants magnifiques, qui éclatent les fenêtres de leurs genoux gargantuesques, il s’invite in extremis, je chuchotais Cendras, le Christ et l’aviation et voilà son départ magnifique, « quand tu aimes, il faut partir », non ? Je pensais « Inframonde » de ce Mexique décidément trop proche, il rajoute « Santa Muerte » et je soupire, sans y croire, le rêve exaucé, ils sont tous là, et il a trente ans, et j’en oublie en remerciant Dieu que je n’en ai pas vraiment, je prie soudain pour qu’il ne décide pas tout de suite de franchir le Golfe du Mexique (et pas la baie de Mexico, Debord, Breton, patates poétiques !). J’observe protégée par leur ombre les massifs et ornementés piliers de mon monde.

Je me demande soudain derrière Arthur Cravan qui est ce Bertrand Lacarelle. Excentrique, marié, il voyage. Il tisse sa légende, il essaye le bougre, dans un monde dépossédé de la moindre possibilité de découverte, monde abreuvé à outrance et oubliant la soif, monde consumé et oubliant le froid, monde confirmé et oubliant l’effort. Un monde informé, donc si l’on observe les termes ce qui est la moindre des choses, non formé, passif, virtuel, triste comme un avion qui tombe contenant toutes ces  dernières secondes cumulées de vies à vivre,  inconsolable, comme le prédisait Dagerman avant d’ouvrir les gaz. Il est introuvable sur l’océan internet, le brave homme, encore un point de marqué. Humour et précellence. Élans, artères et molaires sur le tapis. Attaché à la confrontation. Soudain, un pur don des cieux, une volontaire poussée d’adrénaline inaliénable au qu’en dira-t-on, s’invite entre deux informations.

« Je suis le prophète d’une nouvelle vie et moi seul je vis » annonce Cravan. « Si je m’arrête, j’ai peur de disparaître » répond Lacarelle.

Enfin, à trois, comprendre à la troisième partie, à l’instar du critique poseur de bombes Félix Fénéon, lui aussi présent – et comment !, à l’appel, il devient celui qui silence. Il versifie son épopée mexicaine à la recherche de la moindre trace de Cravan. Les bras en tombent, quel culot ! Quel panache. Je comprends qu’en croisant de tels hommes, même avec toutes les réticences du monde l’on devient grosse d’eux, et surgira l’enfant.

Je reprends.

Lacarelle rend donc vie de la plus excentrique façon à Cravan qui de toute façon n’était pas mort, mais comme un fragile rappel que tout n’est pas débranché, luisait en veille et par intermittence sur nos consciences surchargées.

Le nom qui n’est pas un nom d’Arthur Cravan

Poète et boxeur du siècle précédent

Le nom qui doit revivre maintenant

Par la grâce de la science et de la chimie

Qui doit revivre car c’est le nom de la vie

Le vrai nom précieux de l’existence

Le nom par lequel on entend battre le temps

Le nom-lave qui descend brûler les yeux vides des invivants. ( p235)

Il en va de notre survie à tous, il l’a bien compris qui conclue incroyablement son essai encore non identifié  par ce bref : « Maintenant, il faut trouver l’âme du XXIe siècle. » À qui le dites-vous !

On ne rit pas des sincères, des affamés, qui continuent à chercher leurs lueurs dans un domaine tenu par la mort. Rire à ce moment précis, fût-ce de défense, c’est perdre la dernière opportunité de grandir afin d’aller toucher et embrasser son père. Son frère. Certains possèdent ce pouvoir immense de réveiller les idiomes, de dire simplement quelques évidences, afin qu’elles rattrapent immédiatement le rang glorieux duquel elles n’auraient jamais dû choir, falsifiées, galvaudées par les storytellers qui jalonnent nos salons. (Il y a définitivement, oui, des gens à qui il faut casser la mâchoire ou tordre les parties sexuelles.)

Lacarelle possède ce don envié en secret par tous les derniers plumitifs concernés. Il faut l’écouter, sans quoi le plongeon dans la « trempette » cynique sera bientôt irrémédiable. Franchement, vous voulez en être, de ces « pantins assistés par ordinateur » qui justifient leur confusion derrière des rictus fatigués ? Sursum corda, la vie n’est pas belle, mais elle est la solution dans laquelle nous sommes précipités. Tirons-en les honneurs d’un cœur infatigable, de nerfs galbés et entraînés, et de la vision du sordide sortons la tête haute les fragments d’une relève assurée, retrouvons le tragique de la disparition, la superbe d’un combat perdu d’avance. Le sacrifice. L’ubiquité.

Qu’est-ce qu’il a ce Cravan, alors ? En dehors de cette vie brutale, chargée de moirés, rapide, violente ?  Il possède les formules. Il donne les raccourcis, comprenez : il surgit, tend les clés, éclate de rire et s’embarque pour Terre-Neuve. Oublie de traverser et coule soudain, probablement pour l’expérience. Démerdez-vous sur la rive.

Dans ses textes autobiographiques, en  1917, Cravan affirme posséder en même temps tous les défauts et toutes les qualités, ce qui fait de lui un homme total, « prototype de l’homme moderne. » Il n’a d’autre regret que d’être incompris, de n’avoir face à lui que des bourgeois sans imagination, épris de sérieux. En colosse, il semble errer dans un monde trop petit, médiocre, pour ses aspirations. La frustration de ne pouvoir donner libre cours à toutes ses envies le fait tomber dans des abîmes de désolation. Cravan est un ogre face à une assiette vide : la civilisation occidentale. ( p 202)

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ni lui ni son biographe ne sont hommes à suivre des protocoles, je me voyais mal dans un plan en trois parties vous exposer alors telle une universitaire fraîchement décorée ou une journaliste obsédée du signe en quoi le traitement de Lacarelle est pertinent, documenté et correctement articulé. Respirez profondément, arrêtez un peu de déconner.

Ce n’est ni possible ni souhaitable. Cravan versifie, tape, rit, aime et disparait. Lacarelle semble le suivre en évitant toutefois encore la dernière vague, l’écran final de la « brume solaire sous le volcan » qui nous le masquera à jamais. Et nous, nous les lisons en retenant un souffle qui se faisait trop rare, conscients d’étreindre trop fort de déjà trop fragiles vestiges. Pourtant, jamais sa prose n’est excessive. La nôtre s’en trouve bien ennuyée.  Mais allons, allons ! Des hommes vivants, imperturbables et fiers, solides et cabotins, géniaux et désinvoltes, qui gagnent pourtant le Prix de l’Académie, profitons-en. Il n’y en aura pas pour tout le monde.

[ Lire, donc : Bertrand Lacarelle, Arthur Cravan, précipité, Grasset, 2010.]

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