« Tout enfant est un habitant originaire du monde sauvage, et un errant dans la société. C’est un indigène cosmique que les adultes enrôlent dans les rangs de la civilisation, en lui apprenant à cesser de danser, à marcher au pas, à penser l’Histoire, à tout circonscrire à l’humain, au social. »
C’est ainsi que Pierre Cendors fait s’exprimer l’un des personnage de son Énigmaire, roman inclassable dont la lecture à peine terminée hier me déclencha moins la coutumière fébrilité de la prosélyte nouvellement convaincue qu’une responsabilité profonde de bibliothécaire du secret à qui l’on vient de faire confiance, tout mouvement brusque menaçant de rompre le charme du non-apprivoisé qui vous regarde, depuis là où l’on ne regarde plus.
C’est peut-être le signal que j’attendais pour user de cette même prudence délicate en présentant Fjord, la délicatesse étant une vertu en chute libre au milieu d’une société, virtuelle ou non, qui promeut les éclats, l’occupation forcenée des espaces et les cœurs creux comme gage de réussite. Il me fallait un peu de patience pour attendre la bonne brise, au souffle ténu plus loin derrière le grand bruit, et le cou tendu jusqu’à rompre, écartelée vers le silence de plus en plus difficile à joindre, j’entendis soudain grâce à Cendors le chant gratuit de l’oiseau qui ne répond à personne mais s’adresse à qui, sans un mot, l’appelle.
« L’oiseau ne chante pas pour répondre, il chante parce qu’il a une chanson. » Maya Angelou
Willy Wanggen, depuis les Vosges où il séjourne depuis son retour de Chine, vient de cette culture du silence qu’imposent la philosophie et les langues à idiogrammes. En se consacrant à l’art du conte dans toutes ses dimensions, il dévoile un album qu’on penserait être le chapitre nordique retrouvé du Cantique des oiseaux tant en peu de mots et en d’ondoyantes planches qui exhalent leurs odeurs toniques saturées de signes, il a su convoquer dans ce premier essai d’autodidacte un imaginaire singulier puissant, immédiatement complice avec « l’enfant qui danse » cité ci-dessus, l’enfant qui ne peut voir un nuage sans lui prêter mille visages, mais aussi immensément patient avec l’encore adulte qui, en lisant cet album à voix haute à son petit, prononcera peut-être les paroles qui rouvrent en soi les rochers civilisés vers cet état de danse.
Dans ce conte, Catmarin, le grand plongeon, rassemble les oiseaux du fjord pour leur révéler qu’ils sont perchés sur un grand livre dont ils n’ont pas conscience. Surpris, les oiseaux protestent et interrogent. Mais Catmarin poursuit : les parenthèses de l’eau, les suspensions du pas du loup dans la neige, l’exclamation de l’image du sapin renversé vers la Lune sur le lac, n’est-ce pas la preuve d’un langage originel qu’il nous est donné à tous de comprendre ? Comprendre quoi, s’obstinent les oiseaux encore adultes. Comprendre sans réfléchir. Comprendre qu’on est soi-même compris dans le paysage.
Inspiré par un poème chinois antique qui dit que « l’écriture découle des traces des oiseaux sur le rivage et des taches sur la robe des félins » Willy Wanggen adresse sa propre lecture du monde, celle d’un occidental inversé par les codes absorbés aux dépends de la sécurité de son monde connu.
Certes, il peut être troublant pour l’être désespérément adulte de s’apercevoir que contre toute attente, nous marchons sur un livre ouvert qui nous a toujours réservé un paragraphe et que peut-être que notre lecture n’en est que parcellaire et mériterait de plus amples examens, mais une fois avalé cet inconvénient d’être ébréché soudain par une lumière qui ne renoncera jamais, il suffira pour lui de se tourner vers les yeux de son enfant et de sentir, dans ces trouées où vous attendent, tapies, les bêtes qui vous concernent, le frémissement de l’amour inconditionnel que vous réserve le créateur de ce livre, grand ou petit, en vous prenant la main vers ce plus large rivage. L’enfant, lui, sait. Dans sa candeur intense, il vous écoute lire ce qu’il attend passionnément que vous redécouvriez.
« Mes dessins mêlent acrylique, aquarelle et crayon de couleur. Je crée d’abord plusieurs dizaines de papiers texturés, des monotypes acryliques, à l’aide de rouleaux et de supports de gélatine. Je teinte aussi des papiers orientaux à l’aquarelle. Puis je découpe, j’assemble, je colle. J’aime les impressions, cette partie de la création où le hasard entre en jeu. Comme dans un sous-bois, s’y produisent des phénomènes naturels d’écoulement, de coalescence, d’imprégnation, sur lequel on n’a aucune prise. Les résultats inattendus de ces processus me font imaginer des images à venir, d’autres viennent inopinément me sauver d’un faux pas chromatique. C’est salutaire de « laisser les choses faire ». Avec ma pile d’impressions colorées, j’ai à l’avance des solutions pour des questions que mon dessin ne manquera pas de me poser. » (Extrait de l’entretien mené par les éditions HongFei)
Willy Wanggen, Fjord, Editions HongFei, 2023.
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