Cela fit comme un cri d’oiseau étrange sur le lac désert. Savoir si l’oiseau était grand ou petit, cela ne s’entendit pas.
Tarjei Vesaas, Les Oiseaux.

Régis Boyer est mort le 16 juin dernier, à 84 ans, et j’ai tardé à m’en émouvoir, prise dans la course folle de ma propre existence. Pourtant je lui devais beaucoup et il me manquera de ne plus me faire engueuler dans chacun de ses livres, perpétuellement excédé qu’il était, comme un homme trop sage qui n’a pas tenu le coup face aux assauts répétés de la médiocrité des clichés.

Car si Régis Boyer, bien entendu, est « le maître incontesté » des études scandinaves, il détestait cette mode récente de porter aux nues le moindre fait et geste de nos compagnons du Nord, immanquablement réduits à de simples pourvoyeurs de bien-être et de beaux enfants.

Régis Boyer fut un furieux, probablement toute sa vie, et n’a pas réussi à éteindre sur la neige de l’Ultima Thulé ses ardeurs à nous combattre. A-t-il souhaité seulement se civiliser ? J’en doute. Le lire nous faisait signer silencieusement un pacte, celui d’accepter de se faire secouer, rembarrer, humilier puis presque simultanément éclabousser par une lumière jalousement préservée, une impeccable vision panoramique à couper le souffle, une analyse douloureuse de résolutions formidables, de celles qui vous confirment et vous emboîtent un peu mieux dans un ensemble de miracles.

Il nous en voulait, de plus. De ne pas lire les Lettres du Nord. Les fondatrices, les excellentes. De ne jurer que par nos racines grecques et latines, certes importantes, en ignorant superbement ce qui, justement, faisait de beaucoup de nos actuels Scandinaves des modèles de prospérité, de cohérence, d’ouverture aux marginalités. Et il ne se gênait pas pour nous le dire, à chaque occasion (une note de bas de page en forme de gifle, une introduction bien sentie, une conclusion sans appel).

Régis Boyer ne nous témoignait pas un grand amour, à nous autres Français. Et pourtant il fallait nous aimer beaucoup, pour refuser à toutes forces, et jusqu’à la mort, de nous abandonner à nos fausses pistes, perdus dans la forêt fantasmée d’un monde du Nord unifié qui n’existe pas : un bon lecteur sait tout ce qu’il aura gagné à passer outre son style étonnant.

Régis Boyer n’a pas trouvé la paix. Il a trouvé bien mieux. Il nous a intimé toute sa vie de nous défier de toute léthargie intellectuelle. En plein désert, elle tue. Il demeure toujours quelque chose à trouver après la conversion.

Je voudrais donner ici quelques bribes de l’un de ses ouvrages que j’affectionne particulièrement, grigri que je conserve à portée de main et qui me sert souvent à contrer les mauvais jours.

Extraits de Pourquoi faut-il lire les Lettres du Nord ? (2013)

Les lettres du Nord, qu’est-ce à dire ? Voilà des siècles que non seulement nous ne cessons de proférer des absurdités sur ce sujet, mais encore nous accumulons  erreurs ou préjugés. Comme si les fameuses brumes du Nord étaient inexpugnables et/ou nous tenions à leur conserver leur opacité. (Page 8)

Ce qui ne saurait manquer de frapper, c’est la lumière, l’extraordinaire lumière, sans réel équivalent sous nos latitudes, une lumière qui abolit les distances, qui transfigure, métamorphose, dédouble, rend toute catégorisation dérisoire – et donc, étonnez-vous, après cela, du rôle que joue le double dans leurs textes anciens, ou, c’est dire la même chose, de l’importance capitale que tient la magie dans leur univers religieux d’autrefois. L’erreur la plus grossière que l’on puisse commettre sur le compte de cette « religion » est de la tenir pour une célébration de la force brutale, une exaltation de ce qu’il peut y avoir de martial ou de viril en l’homme : cela est peut-être valable (je n’en suis pas sûr du tout, en vérité) pour le Germain continental, l’appliquer au Nord est simplement dérisoire. (Page 18)

Nous avons coutume de nous extasier sur ces communautés qui auront su passer d’un stade de pauvreté à ce que l’on est convenu d’appeler la société d’abondance. C’est là qu’il faut revenir à cette rigueur dont je parlais il y a un instant : une fois qu’ils ont décidé d’adopter une théorie, de préférence incarnée, littéralement un savoir-vivre, ils jouent le jeu, nous sommes loin de l’attitude française que je ne me sens pas tenu en cette occurrence de caractériser ! (Page 23)

J’aurai l’occasion de revenir sur le pragmatisme, le réalisme, la défiance, en tout cas, des grandes abstractions creuses, qui sont le fait de ces Scandinaves. Swedenborg est un bon exemple de ces attitudes sans complaisance vis-à-vis de la songerie vague, mais attachés à défrayer puis parcourir la voie qui mène rationnellement au sacré. (Page 36)

Ce qui intéresse Ibsen, c’est la personne humaine, sa complexité redoutable, notre incapacité tragique à en percer le mystère, son affrontement, digne des grands ancêtres nordiques qui évoluent dans les sagas, à un destin incompréhensible qui est le véritable dieu de cet univers. (Page 40)

[À propos de Lagerkvist] Pour les puristes, c’est son style qui retient, car il aura poussé très loin la recherche d’une forme susceptible d’épouser nos angoisses en cette époque de chaos (je parodie à dessein le titre d’une de ses œuvres poétiques) : exemplaire, en un sens, car son œuvre ne peut laisser indifférent. (Page 42)

[À propos de Vesaas] J’aurai l’occasion de dire que ces écrivains s’intéressent beaucoup aux marginaux, aux laissés-pour-compte de la société, et aussi aux simples d’esprit, aux enfants avant l’adolescence – et donc, en conséquence, aux pulsions obscures qui nous mènent, aux voix indicibles dont nous sommes hantés, et enfin à tout un ensemble naturel où des forces secrètes sont en jeu. (Page 43)

Comme si ces écrivains ne se sentaient pas capables de se contenter de la réalité plate. Je me plais souvent à citer ici une phrase de René Char – qui ne connaissait pas le Nord et ne l’a jamais cité – qui m’a toujours paru coïncider avec cette vue : « La réalité ne peut être franchie que soulevée. »Il voulait parler, lui, de surréalisme, mais j’aimerais que l’on prît la formule dans son acception littérale : il existe autre chose que l’univers sensible, un écrivain scandinave ne voit pas ce qu’il voit, n’entend pas ce qu’il entend. Il participe temporairement d’un immense mouvement où s’abolissent nos petites catégories spatio-temporelles. Je me suis toujours demandé si ce n’était pas là ce que voulait signifier Henrik Ibsen dans sa toute dernière pièce quand il fait dire à son personnage principal : lorsque nous nous réveillerons d’entre les morts, nous nous apercevrons que nous n’avons jamais vécu. (Page 65)

Irréel, je pourrais aussi bien parler de mirages qui ne sont pas, qu’on le croie ou non, chose rare sous ces latitudes. Il m’est arrivé plus d’une fois de vivre ce phénomène en Islande. Sans insister. Je conclurai le livre que constitue ce petit essai en insistant sur les adverbes « ailleurs » et « autrement » qui, à mes yeux, résument parfaitement l’expérience que l’on peut faire du Nord. (Page 68)

Les langues scandinaves disposent de ce que l’on appelle une forme médio-passive du verbe qui, comme son nom savant l’indique se situe grammaticalement et mentalement à mi-chemin entre l’actif (je vis) et le passif résolu (je suis vécu). Or j’ai traduit par « la vie me vit » pour rendre cette exultation panique, si chère aux Scandinaves, devant la conscience mi-exaltée, mi-désespérée d’une force que la Nature infuse en vous, que vous ne pouvez refuser et qui justifie votre présence ici-bas. (Page 70)

Il existe un proverbe qui dit que lorsqu’un Danois éternue, il y a aussitôt un Suédois pour se moucher, et vous pouvez intervertir les composants en ajoutant les Norvégiens. Vous n’oubliez pas qu’ils se lisent mutuellement sans peine et qu’ils se comprennent aussi, mais pas les Islandais.
Et il faut tenir compte du luthéranisme. De ses tropismes moraux, de son éthique de groupe, de son attention extrême au regard d’autrui. J’ai déjà cité  ce man gör inte så (« on ne fait pas ainsi ») qui aurait souvent tendance à stériliser les initiatives personnelles. J’avais un ami suédois qui avait coutume de dire que tout Suédois est tout à fait libre de faire ce que font les neuf millions d’autres Suédois. […] J’écris, donc nous sommes, me disait un romancier norvégien de mes amis. (Page 92)

Je me suis souvent demandé : souffrent-ils de cette vacuité ? nourrissent-ils une sorte de désespoir en face de cette incapacité à dire, à se dire ? Les limites que leur oppose la volonté de se manifester sont-elles irréfragables ? Il existe dans toutes ces langues un verbe grubbla, grubble, bien difficile à rendre dans notre langue et qui pourrait convoyer une signification : penser en ruminant, ruminer sa pensée, rêvasser, rouler dans sa tête – et qui me semble exprimer parfaitement l’état mental dont je suis en train de faire le tour. De là viennent ces regards qui vous regardent sans vous voir, qui vous confondent avec la tapisserie située derrière vous. […] Un excellent écrivain suédois, Olof Lagercrantz, m’a dit un jour : « Un écrivain, c’est un homme qui parvient à se dire. » On répondra que la formulation est des plus banales, sauf si l’on prend la peine de faire attention au pronominal réfléchi. (Page 113)

Mais cet essai, pourtant court, ouvert sur cent autres livres, demeure inépuisable.

 

 

 

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