MARTIN BODMER, DE LA LITTÉRATURE MONDIALE, ÉDITIONS ITHAQUE, 2018

Résumé : La Fondation Martin Bodmer, située à Cologny (Genève, Suisse), conserve une collection exceptionnelle de manuscrits et de textes imprimés, qui couvre l’ensemble de l’histoire de l’écrit et comprend des éditions rares des plus grands chefs-d’œuvre de l’humanité. Jérôme David et Cécile Neeser Hever, chercheurs au Bodmer Lab, ont rassemblé, ordonné et traduits pour la première fois de l’allemand une sélection des archives personnelles du fondateur, Martin Bodmer « le roi des bibliophiles » (1899-1971), issue de deux ouvrages publiés de son vivant et de plus de cent cinquante carnets de notes manuscrites inédits, afin de révéler la réflexion ininterrompue de cet autodidacte mystique, alors qu’il constituait l’œuvre physique de sa vie, une « bibliothèque de la littérature mondiale ».

Cette anthologie est parue en même temps qu’un essai de Jérôme David, Martin Bodmer et les promesses de la littérature mondiale, que, je précise, je n’ai pas encore lu.

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« La très belle idée de la bibliothèque est déjà arrivée au point où elle coïncide avec elle-même, où elle est réalisée. Pas de manie, pas de fanatisme, car cela irait jusque-là si je voulais pousser plus loin. Mais cela n’arrivera pas. La vie m’appelle à haut cris. Oui, je viens : je refuse de me recroqueviller. Je veux construire ma vie comme un tout et uniment. Toute “collection” est toujours pathologique et se fait au prix de l’intégrité. Arrête-toi ! Tires-en la leçon – la leçon de vie ! Et élève-toi jusqu’à cela seul qui donne de la valeur à l’existence : construis sur la vie, oui, construis sur la vie ! » Carnet 7 (1925)

Dans l’un de ses coffrets de bois précieux, d’une largeur exacte de deux blocs-notes couchés sur leur tranche, Martin glisse le cent-cinquantième carnet de notes qu’il vient de terminer, puis referme le couvercle. Embrassant de son regard dur les étagères comblées de manuscrits de tous formats, il ne sourit pas. Taillé à la serpe, son visage sévère protège son secret : Martin brûle d’un feu puissant qui ne lui laisse aucun répit. La société genevoise policée et raffinée dans laquelle il évolue le corsète pour le maintenir fermement parmi les hommes, mais ce qu’il est en train de faire, à la vue de tous, dissimule le souterrain mental qu’il creuse à la cuillère, année après année, sous la bibliothèque absolue qu’il entend rassembler : un pentagone de la littérature mondiale, qui pourrait bien révéler, enfin, un sens définitif unissant tous les hommes. Ses cinq pointes, il les a déterminées en Homère – pour le miracle grec, la Bible – pour la grandeur de la foi, Dante – et les splendeurs du Moyen Âge, Shakespeare, le Renaissant perpétuel et Goethe – la modernité sans contredit. Contenue dans ce symbole familier de la magie noire, ainsi que s’apparente pour Martin le pouvoir des bons livres, devrait se déployer, si sa cartographie de l’esprit humain est exacte, toute la production de la littérature mondiale comme variations, interdépendances, filiation des mêmes sources, des mêmes messages.

Alors qu’il est tout entier occupé à la tâche de rassembler physiquement les plus inestimables pièces, comme preuves formelles, de ce projet vital, il entreprend de jeter les bases de sa théorie dans de parcellaires écrits –  si deux ouvrages, témoins de cette obsession, seront publiés en allemand de son vivant, ses carnets, eux, n’avaient à ce jour pas encore été déchiffrés ni transmis. C’est aujourd’hui chose faite grâce aux recherches de Jérôme David et de Cécile Neeser Hever qui en a assuré la traduction de l’allemand.

Contenant quelques envolées salutaires, plusieurs bouchées de frôlement de grâce qui laissent notre appétit ouvert hurlant pour une ration plus solide, ce livre, s’il entend recomposer la pensée jusqu’alors inconnue de Bodmer, démontre d’abord ce que Martin savait depuis toujours : son échec à formuler serait cuisant, la littérature n’étant pas son talent. Mais sa poursuite inlassable, cette quête pour « saisir le tout », en revanche, n’allait jamais s’arrêter.

Pour les amateurs de pensée en mouvement dont je suis, le ravissement de suivre, au long des années, ce tâtonnement, cette patiente élaboration, l’ordonnancement de sa pensée, dans le plus grand souci de garder et transmettre, et présupposant un amour fou et non négociable pour la chose écrite et son support matériel, l’emporte sur les réticences à souffrir avec lui d’une fin que l’on connaît déjà : s’il avait trouvé, ne serions-nous pas en ce moment-même baignés dans la grâce définitive d’une telle révélation ? À quoi s’ajoute l’espérance refusant de s’éteindre : et s’il avait trouvé, justement, et n’avait pas tout dit ? Il faudrait alors retourner quêter nous-mêmes dans les allées d’une bibliothèque idéale, reculant chaque jour davantage.

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J’ai entendu pour la première fois parler de la fondation Bodmer il y a dix ans, alors que j’arrivais, jeune stagiaire, dans la librairie des éditions Les Belles Lettres.

Je me faisais, d’une conservation la plus intacte possible de mes élans spontanés vers le livre, la promesse aussi importante que celle de ne jamais renier mon parcours autodidacte, donc défaillant, boursouflé et à la légitimité sans cesse remise en doute, d’abord par moi-même.

Partant, de ne jamais m’arrêter de fouiller, chercher, rejeter, amonceler, écarteler les volumes les plus insolites comme les plus évidents qu’il me serait possible de contenir, finalement, dans un grand laboratoire de chimie spirituelle, menaçant d’explosion mentale à chaque dosage malheureux : ce cerveau, ou cette âme, ce cœur, ou ce ventre qui m’avaient été donnés vides et que je découvrais jour après jour croissant, malléables, infinis et désespérants comme les couloirs vivants de La Maison des feuilles.

Irrémédiablement tenue par la volonté de comprendre, de finir par comprendre comment échapper aux vilénies naturelles, aux attitudes modernes de plus basse extraction menant à une souffrance extrême sans remède apparent quiconque en faisait les frais plutôt que de choisir de les infliger lui-même, j’avais rapidement trouvé refuge auprès de l’érudition. Celle-ci me semblait alors à peu près exactement le contraire de tout ce que j’avais vécu jusque-là, de tous ceux que j’avais fréquentés, de ce vers quoi m’emmenait la vie si je ne décidais pas un beau jour d’intervenir – ce que je fis, pour ne plus jamais quitter l’action d’une scène à laquelle j’inviterais, sur audition impitoyable, quelques rares individus à me retrouver. C’était du moins la version noble, car je fus immédiatement rattrapée par la réalité d’un monde intégralement tenu comme l’est celui du pétrole au Texas : le monde universitaire.

En détresse parmi les éditions bilingues latin-allemand de Nonnos de Panopolis, les essais sur la réception de l’apocoloquintose du divin Claude au Moyen Âge ou les dix-huit traductions disponibles de l’Iliade à comparer (ce chiffre est fictif, je n’ai pas vérifié), je sentais que s’éloignait le projet fabuleux de lire des textes révélateurs au profit de celui de trier jusqu’à épuisement les innombrables littératures secondaires (quel aveu, dans ce terme) produites pour telle carrière, tel avancement dans le beau monde, par des individus par ailleurs assez largement grossiers dans leurs manières, et n’ayant que très rarement, par touches infimes, incarné les pensées prodigieuses auxquelles ils semblaient n’accéder que par accident, une fois leur labeur de dissection accompli.

C’est alors que j’eus une discussion essentielle avec le directeur de l’érudition de cette vénérable maison des Belles Lettres, Alain-Philippe Segonds, aujourd’hui disparu mais jamais oublié. De ces petites discussions, volées au-dessus d’un comptoir de bois où se troquaient quotidiennement les pierreries intellectuelles, qui n’ont l’air de rien mais ouvrent des tiroirs dans notre grand meuble pour y présenter quelque résolution finale. Une dernière confirmation que l’on a pris le bon chemin, un rayon faible et bienfaisant dans la plaine, au loin, de nuit.

Il m’avait dit que partir de rien, comme je le faisais, pour arriver directement dans le temple du haut savoir, tel qu’il s’amusait à le décrire avec la moquerie fine de celui qui sait qu’on ne sait rien, mais que la quête en elle-même découvre des tableaux inespérés sur la route, partir de rien était certes décourageant, risqué, épuisant, mais qu’un beau jour, en lieu et place de tout savoir et de tout posséder, je comprendrais comment fonctionne le puzzle, le système général, et qu’il serait alors possible d’en calquer les éléments fondamentaux sur à peu près n’importe quelle situation, ou problème, pour que non pas la solution, mais la méthode pour parvenir à la solution se déploie, quasi instinctivement. De cet instinct nourri qu’on écoutera toujours en dernière analyse.

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J’ai toujours depuis gardée chevillée au corps cette certitude que si je ne savais pas tout ce que je faisais et n’avais que rarement de l’avance sur moi, je savais que je m’emmenais, infusée par toutes ces lectures, dans le bon sens, vers mon centre radieux, puisque chaque pas que je posais me donnait immédiatement une température qu’il me suffisait d’écouter : ici je vais froide, il me faut donc renoncer, ou revenir sur mes pas. Ici tout est chaud, bon, doux : il me faut continuer.

La Fondation Bodmer était alors, et demeure, ironiquement, une institution pour nos universitaires glacés. J’entendais, sans bien en comprendre la portée, les louanges portées à telle édition élaborée à partir de manuscrits de Genève, et mon imaginaire tissait alors une expédition fantastique dans les allées de bois sombre, au parfum entêtant de la poussière des lettres de sang couchées sur des peaux humaines – telles que j’imaginais les parchemins maudits, à la recherche de ces sources premières, afin de boire toujours plus pure la pensée la plus éloignée qui soit.

Comme on dit à propos du sirop d’érable, au Québec, que les premières saignées de l’arbre, les plus savoureuses, les plus bénéfiques, sont réservées aux Canadiens, et le « jus de poteau », ces derniers jets poussifs, proposés à l’export, je me mettais en quête des éditions les plus proches des pensées d’origine et tombais dans les affres de la philosophie de la traduction, de l’historiographie (comment nous parvient ce que nous savons de l’Histoire ?) et de la science de la transmission des manuscrits (joliment nommée philologie)… dans ces vertiges du méta-texte, que j’appréhendais, je le répète, sans formation aucune, j’en oubliais complètement les gardiens de ces textes qui étaient aux manœuvres, qui dans un monastère de Thessalonique, qui dans une bibliothèque privée suisse.

Et j’admets un frisson rétrospectif, lisant aujourd’hui, dix ans plus tard – et toujours si peu avancée mais déterminée comme au premier jour – ces résultats émouvants, et si peu parfaits formellement, de la quête de cet homme à qui tout amateur de la pensée classique, nourrissante, essentielle qui subsiste aujourd’hui doit tant, sans jamais s’en douter.

C’est ainsi que je trouve imprimée, une nouvelle fois, une forme de profession de foi que je pourrais me faire tatouer, si j’avais le bras aussi long :

« Ce qui nous attire, c’est précisément de restituer au mot sa noble signification d’origine. Dilettare, c’est se délecter de quelque chose, c’est une passion libre détachée de tout scrupule scolaire. À l’opposé de tout ce qui est scientifique, spécialisé, professionnel, le dilettantisme relève de la culture générale, d’un style de vie humaniste, du domaine privé, de l’absence de profession, de la culture de la personnalité (private gentleman !). […] C’est là une posture aristocratique, de solitude érémitique, dont les inconvénients sont pesants (et ce, plus que jamais dans l’ère du collectif que nous traversons), mais qui s’accompagne aussi des fiers avantages de l’existence solitaire.«  (Carnet 71, 1938)

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Voici donc notre bibliophile éperdu se livrant à ses carnets, et arpentant les questions infinies de la collection, de la sélection, de la magie des bons textes, à la recherche de fils d’Ariane dans nos labyrinthes, de définitions, de circonscriptions, battant l’air, frappant l’eau sans se décourager, cartographiant les époques, établissant des tableaux de synthèse, se demandant le sens de son action, justifiant l’attachement à l’objet livre. Il échoue et il le sait, recommence. Sa quête force le respect, elle s’essaye, là où tous ricanent seulement, lâchent, et concluent.

Sa lucidité est émouvante, il se sait vaincu et n’empêche, il poursuit. « Et pourtant, personne ne sait tout, peu savent beaucoup, et le plus grand nombre ne sait pratiquement rien. »

Ce « Tout insaisissable », il en livre à son tour son intuition. Il prend le risque du vide, dans des lignes mémorables rassemblées dans la troisième partie du volume sous un titre délicieusement vertigineux : « Le Tout dans la littérature mondiale ». Oui, cette quête du Tout peut déboucher sur le grand néant, et ne rien dévoiler qui soit si permanent. Ces affres mystiques, du reste, sont le reflet classique, chez les amateurs de livres, de violences internes autrement nommées en psychologie. Et c’est avec une appréhension palpable, assortie d’un réconfort paradoxal, celui de comprendre qu’un auguste fondateur de bibliothèque suisse, soixante-dix ans avant nous, connût et maîtrisât tant bien que mal ce feu, que nous refermons ce livre de tous les livres, formé de textes disparates d’un collectionneur de manuscrits par des chercheurs passionnés à sa suite, que nous sentons une connivence mince mais solide comme un fil de pêche, nous reliant à tout et tous, bien que nous laissant l’exquise place de demeurer seul au monde.

« Ce que nous faisons, c’est en fait (nous revenons sans cesse à nos anciennes préoccupations) une sorte de “bibliosophie”. Nous partons des “Grands Livres” […] et le long d’une gradation infinie, tout ce sur quoi s’édifie le “bâtiment” de notre bibliothèque ! Nous partons du livre, dans un mouvement sphérique, et retournons au livre. Ce faisant, des cercles de plus en plus grands (jusqu’à englober ce que nous appelons des “époques de l’esprit”) sont discernables, susceptibles d’être tracés et pensés en partant de livres typiques (qui en sont l’expression symbolique). » Carnet 43, 1932

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Si tous ont cédé, et s’affairent à produire toujours autant de livres inutiles mal composés sur de fragiles supports, si tous ont renoncé à chercher les motifs communs tapis dans les œuvres majeures de l’humanité, nous non, semble siffloter l’équipe éditoriale de ce recueil des textes de Bodmer. Et de sortir des presses un objet de bibliophilie exemplaire, sous la direction artistique de Patrick Lindsay.

Ouvrage composé en Mrs Eaves, corps 12, imprimé sur Munken lynx 90 g. Couverture sur Materica Kraft 250 g, marquée à chaud, sous jaquette en Woodstock 140 g. Tiré à 700 exemplaires dont 150 hors-commerce avec un coffret dessiné par Arno Célérier.

Ah, ces mentions dans l’ours qui, parfois, font autant de bien que les vers immortels d’une poésie mystérieuse… Du livre on retourne au livre, et pendant le nouveau cycle de la roue, une saison a passé, nous ne sommes plus les mêmes mais l’œuvre d’art, elle, perdure. Ni écrivain ni professeur mais passeur privé du feu primitif. Nous avons trouvé notre place, classé sur la Grande Étagère.

Paméla Ramos

Chronique précédemment publiée sur Profession-Spectacle, le 6 avril 2019.

 

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