Une petite bombe philosophico-morale écrite dans les années 1940 par un autodidacte à la marge, qui, craignant de devenir aveugle plus jeune, devint lecteur vorace, fou de Montaigne.

Docker à San Francisco, Eric Hoffer observe ses semblables dans les gares de triage et ailleurs, et compose ce recueil de pensées, qui devient vite culte. Il décrypte avec une pertinence caustique nos mécanismes de crédulité en observant finement, par exemple, que la frustration mène inévitablement au fanatisme. Se refusant à tout intellectualisme, il se dégage de ses pages truculentes une liberté de ton sans désir de faire système qui ravira les plus sauvages.

Apolitique, au-dessus de la mêlée, mêlant aphorismes et développements plus riches, ce petit livre séduit et renverse par son esprit ravageur allié à un bon sens difficilement contestable. Très facile à lire, préférant l’épreuve du réel au jargon idéologique, il est de ces inépuisables partenaires de vie auxquels on revient encore et encore.

Morceaux choisis :

« La foi en une cause sacrée est dans une très large part un transfert destiné à remplacer la foi que nous avons perdue en nous-même. »

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« Moins un homme est fondé à proclamer l’excellence de sa propre personne, plus il est prêt à exalter la supériorité de son pays, de sa religion, de sa race ou de la cause qu’il défend. »

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« Aux frustrés, un mouvement de masse offre, soit à leur personnalité tout entière, soit à certains de ses éléments, des vocations de rechange qui leur rendent la vie supportable et qu’ils ne peuvent pas tirer des ressources de leur propre fond. »

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« La mise en accusation du présent offre la possibilité de se livrer aux prédictions les plus tapageuses. Les gens bien équilibrés ne font pas de bons prophètes. »

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« Les frustrés sont-ils plus faciles à endoctriner que les non-frustrés ? Sont-ils plus crédules ? Pascal estimait qu’« on était dans de bonnes dispositions d’esprit pour comprendre l’Écriture sainte quand on se haïssait soi-même ». Il y a apparemment quelque rapport entre le dégoût de soi-même et la prédisposition à la crédulité. L’impulsion qui nous porte à échapper à notre moi véritable est aussi le sentiment qui nous pousse à nous évader de la raison et de l’évidence. Le refus de nous voir tels que nous sommes engendre le dégoût des faits et de la froide logique. Les frustrés ne peuvent trouver d’espoir dans le réel et le possible. Le salut ne peut leur venir que du miraculeux, qui se glisse à travers une fissure de la muraille de fer de l’inexorable réalité. Ils demandent à être trompés. Ce que Stresemann disait des Allemands est vrai des frustrés en général : « Ils prient non seulement pour leur pain quotidien, mais pour leur ration quotidienne d’illusion. » Il semble de règle que ceux qui ne voient pas de difficulté à se leurrer eux-mêmes soient aisément trompés par les autres. Ils sont aisément convaincus et embrigadés.

La crédulité offre la particularité de se conjuguer souvent avec une prédisposition à l’imposture.

L’association de la crédulité et de la pratique du mensonge n’est pas caractéristique que chez l’enfant.

L’incapacité ou le refus de voir les choses telles qu’elles sont engendre à la fois la jobardise et le charlatanisme. »

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« Les figures tragiques dans l’histoire d’un mouvement de masse sont souvent les précurseurs intellectuels qui vivent assez longtemps pour voir l’ordre ancien s’effondrer sous l’action des masses.

L’impression que les mouvements de masse, et les révolutions en particulier, naissent de la volonté des masses de renverser un régime tyrannique corrompu et oppresseur et de conquérir pour elles-mêmes la liberté d’action, la liberté de parole et la liberté de conscience, prend sa source dans le flot de paroles émis par les intellectuels initiateurs du mouvement au cours de leurs assauts contre l’ordre existant. Le fait que les mouvements de masse naissants témoignent souvent d’un moindre scrupule pour la liberté individuelle que l’ordre qu’ils supplantent est généralement dû à l’abus de confiance d’une clique assoiffée de pouvoir qui kidnappe le mouvement à un stade critique et frustre les masses de la liberté au moment où elle allait luire pour elles. En fait, les seuls gens frustrés dans l’opération sont les intellectuels précurseurs du mouvement. Ils se dressent contre l’ordre établi, raillent son absurdité et son incompétence, dénoncent son illégitimité et son oppression, et appellent de leurs vœux la liberté de s’exprimer et de s’accomplir. Ils tiennent pour assuré que les masses qui répondent à leur appel et qui se rangent derrière eux sont assoiffées du même idéal. Mais la liberté à laquelle les masses aspirent ardemment n’est pas la liberté de s’exprimer et de s’accomplir ; c’est la liberté de s’affranchir du fardeau intolérable d’une existence autonome. Elles veulent échapper à la « terrible responsabilité du libre arbitre », elles veulent se libérer de l’obligation ardue de s’accomplir alors qu’elles sentent l’infirmité de leur moi et redoutent d’endosser la culpabilité de l’échec. Elles ne veulent pas de la liberté de conscience, elles veulent la foi – la foi aveugle, la foi intransigeante. Elles balaient l’ordre ancien, non pour créer une société d’hommes libres et indépendants, mais pour établir l’uniformité, l’anonymat individuel et une nouvelle structure d’unité totale. Ce n’est pas contre l’iniquité de l’ancien régime qu’elles se dressent, mais contre sa faiblesse ; pas contre son oppression, mais contre son incapacité de les unir, de les forger en un bloc, en un tout solide et puissant. La force de persuasion du démagogue intellectuel ne consiste pas tant à convaincre le peuple de l’abjection du régime établi qu’à démontrer son incompétence souveraine. Le résultat immédiat d’un mouvement de masse correspond généralement à ce que le peuple réclame. Il n’est pas frustré dans l’opération.

La raison du sort tragique qui s’abat presque toujours sur les intellectuels accoucheurs du mouvement est que, si fort qu’ils prêchent et glorifient l’unité de l’effort, ils restent foncièrement individualistes. Ils croient en la possibilité du bonheur individuel et en la vertu de l’opinion et de l’initiative individuelles. Mais une fois que le mouvement se met en branle, le pouvoir tombe entre les mains de ceux qui n’ont ni la foi dans la personne humaine, ni le respect de cette personne. Et la raison pour laquelle ils l’emportent n’est pas tellement que leur mépris de l’individu les autorise à se montrer impitoyables, mais que leur attitude est en plein accord avec la passion dominante des masses. »

Éric Hoffer, Le Vrai Croyant, Pensées sur la nature des mouvements de masse, traduit de l’anglais par Pierre Francart, Les Belles Lettres, 2022, 272 pages.

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