I’ve found a way to make you
I’ve found a way
A way to make you smile

REM, At My Most Beautiful

«  À l’époque où je dirigeais un service pour enfants arriérés profonds – « le rebut de l’humanité », comme disaient encore certains –, un étudiant en médecine est venu me trouver pour me demander une place d’interne. […] Il a vu tous ces enfants cassés, et, sur le chemin du retour, il m’a dit : « Tu sais, Tom, franchement, pas une seconde je n’imagine être psychiatre dans un endroit pareil. Pourquoi un homme comme toi travaille-t-il avec ces enfants-là ? » Je l’ai envoyé promener très méchamment. […] J’aurais pu répondre de meilleur cœur et plus simplement : « C’est parce que je les aime. » Mais il n’était pas question de dire aux autres, ni à moi-même une vérité que j’ai mis des années à oser regarder en face : je travaille avec les adolescents parce qu’on m’a volé ma propre adolescence. » Incipit.

L’homme, juif polonais, révolté du ghetto de Varsovie, prisonnier « privilégié » de Bergen-Belsen (comprendre : il n’est descendu que jusqu’à 37 kg), n’a effectivement pas bénéficié d’une adolescence rêvée. Peu téméraire, dépressif chronique, il tente par deux fois de se suicider dans son ghetto polonais, avant d’être déporté vers les camps, où sera exécutée sa famille. À peine jouit-il d’une liberté toute nouvelle à la libération de son camp, qu’il tombe gravement malade. Tuberculeux, il est envoyé en France où il côtoie une première fois la violence des institutions sanitaires, qu’il rapproche sans mal de sa réclusion allemande, et contre laquelle il mènera un combat acharné toute sa vie. Tenace, décidé, il arrache ses études de médecine et son poste à la Salpêtrière, choisissant alors son domaine : la psychiatrie.

Dans l’archaïsme des soins d’après-guerre, il assiste aux fameuses luxations d’hystériques, perplexe devant les techniques employées, honteux d’y être affilié. Il se prend alors d’une pitié sincère et communicative pour ces internés, son empathie allant d’abord aux enfants et aux adolescents jugés perdus.

Dans les invraisemblables pouponnières, où chaque nourrisson n’a que deux minutes de contact humain et peu chaleureux par biberon, touché par l’absurdité de ce gavage en chaîne, il passe de bébé en bébé en miaulant. Cette « miaouthérapie » arrache rires et sourires aux petits, effet escompté. Et une grande perplexité de la part de ses pairs. « Nul n’est prophète en son pays », ajoute-t-il, de son humour judéo-pollack, comme il aime à le définir.

Ses patrons humanistes « à la française », c’est-à-dire aimant tout le monde sauf les allemands, les juifs, les arabes, les anglais… ne tardent pas à le confronter au malaise profond de « collaborer » à un système punitif plutôt que curatif, et il décide, dans les années 1980, de rejoindre un centre créé à Vitry pour adolescents délinquants, dirigé par le grand Joe Finder. Les maîtres-mots deviennent un label internationalement réputé : le AAA (Attitude authentiquement affective). Il n’est plus désormais tabou de s’attacher aux patients, cela devient même très fortement conseillé. Et ça marche. En appliquant systématiquement l’inverse de l’enseignement qu’il a reçu, il parvient à devenir un excellent psychothérapeute infantile.

La clé de ce livre réside dans cette tonalité assumée comme décalée du principal intéressé. Drôle, anti-misérabiliste, farouchement engagé, d’une force de vie au moins aussi délirante que l’accumulation des situations paroxystiques, l’auteur nous promène de la Shoa à Shock Corridor, de la souffrance collective aux névroses intimes, d’une humanité perdue à un individu qui émerge, retrouve son souffle, combat l’oppression sous toutes ses formes.

Humble, étrangement sain, gai et altruiste, Tomkiewicz nous embarque dans une histoire de la psychiatrie fascinante, et expose calmement, sans révolte ni culpabilisation, son destin d’adolescent perdu vengé, relevé par les mains tendues et reconnaissantes de ces abandonnés.

« Je méprisais tous ceux qui avaient des familles,  des groupuscules constipés autour de leur lit. Je méprisais tous ceux qui « n’en étaient pas », qui n’avaient pas eu l’honneur et la joie de connaître les ghettos, les camps, les charniers, les morts, les wagons, les coups de fusils dans les rues vidées par terreur, ou les coups de feu du haut des miradors saillant des barbelés : c’étaient des sous-hommes, des incomplets. Je méprisais, j’enviais, je ne comprenais pas, j’admirais tous ceux qui n’avaient pas eu de famille massacrée, tous ceux qui vivaient parmi les vivants, qui n’avaient aucun mort à qui penser. […] Je ne comprenais pas qu’on puisse être « normal ». Je ne voulais pas parler aux malades qui recevaient des visites de leur famille. C’étaient pas des vrais, c’étaient des planqués. Moi, j’étais sans attaches, j’étais à la Salpêtrière et je me promenais d’une salle à l’autre, gonflé d’orgueil, rempli de crainte, me répétant : « Je n’ai besoin de personne, personne n’a besoin de moi, je ne dois rien, je n’ai pas de dettes, je n’ai pas peur. Sous mes paupières, il y a tant de morts que les trois, quatre morts par jour d’ici me laissent froid, insensible, indifférent. Un de plus, un de moins, cinquante de plus, cinquante de moins… » »  p64.

Stanislas Tomkiewicz, L’adolescence volée, Calmann-Lévy, 1999 (Hachette Pluriel, 2002 pour la présente édition).

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