« À la guerre aussi il faut placer les meilleurs aux premiers et aux derniers rangs, et les moins bons au milieu, afin qu’ils soient entraînés par les uns, et poussés par les autres. »

La maîtrise de soi

S’il est vrai que la maîtrise de soi aussi est pour l’homme un bien digne d’être possédé, examinons s’il permettait d’y progresser lorsqu’il tenait ces propos : « Mes amis, s’il nous survenait une guerre et que nous voulions choisir un homme grâce auquel nous aurions le plus de chance d’assurer notre salut et de soumettre les ennemis, est-ce celui dont nous nous apercevrions qu’il est dominé par son ventre, le vin, les plaisirs de l’amour, la fatigue et le sommeil, est-ce bien lui que nous choisirions ? Comment pourrions-nous croire qu’un tel homme puisse nous sauver ou se rendre maître des ennemis ? Et si, une fois parvenus au terme de notre vie, nous désirions confier à quelqu’un le soin d’élever nos garçons, de préserver la virginité de nos filles et de conserver nos biens, est-ce que nous jugerions que celui qui ne se maîtrise pas est digne de confiance pour ces responsabilités ? Confierions-nous nos troupeaux, nos celliers ou la supervision des travaux à un esclave qui ne se maîtrise pas ? Serions-nous même prêts à le prendre gratuitement comme intendant et préposé au marché ? Mais puisque nous ne voudrions même pas d’un esclave qui ne se maîtrise pas, ne vaut-il pas la peine que le maître lui-même se garde de lui ressembler ? Car à la différence des gens cupides, qui semblent s’enrichir en dépouillant les autres de leurs richesses, il n’est pas vrai que celui qui ne se maîtrise pas est nuisible aux autres, mais utile à lui-même ; bien au contraire, il fait du mal aux autres, mais il s’en fait encore plus à lui-même, s’il est vrai que le plus grand mal que l’on puisse faire est de provoquer la ruine non seulement de sa propre demeure, mais aussi de son corps et de son âme. Dans un banquet, qui se réjouirait de la compagnie d’un homme dont on verrait qu’il prend plus de plaisir aux mets et au vin qu’à la présence de ses amis, et qu’il est plus affectueux avec les prostituées qu’avec ses camarades ? N’est-ce pas un devoir pour tout homme qui regarde la maîtrise de soi comme le fondement de la vertu, de l’affermir d’abord dans son âme ? Car qui pourrait, sans elle, apprendre quelque chose de bien et le pratiquer d’une façon qui en vaille la peine ? Quel est l’homme esclave des plaisirs qui ne se trouve pas dans de honteuses dispositions vis-à-vis de son corps et de son âme ? À mon avis, par Héra, un homme libre doit souhaiter de ne pas tomber sur un tel esclave ; inversement, celui qui est esclave de ce genre de plaisirs doit supplier les dieux de tomber sur de bons maîtres, car c’est seulement ainsi qu’il pourra être sauvé. »

Voilà ce qu’il disait et ses actes témoignaient plus encore que ses paroles de la maîtrise qu’il exerçait sur lui-même. En effet, il maîtrisait non seulement les plaisirs corporels, mais encore ceux que procure l’argent, car il croyait que celui qui reçoit de l’argent du premier venu se donne un maître et se soumet à un esclavage qui n’est pas moins honteux qu’un autre.

Xénophon, Mémorables, traduit du grec ancien par Louis-André Dorion, Les Belles Lettres, 2015.

Ces « Mémorables » de Xénophon sont une collection d’entretiens entre Socrate et différents interlocuteurs sur des sujets très variés (politique, art du commandement, économie domestique, finances publiques, famille, amitié, esthétique, théologie, ascèse, etc.). Le principal intérêt des Mémorables est que Xénophon y brosse le portrait d’un Socrate « alternatif », c’est-à-dire d’un Socrate qui diffère considérablement, sur le plan philosophique, du Socrate auquel les dialogues de Platon nous ont habitué.

Philosophe, historien et chef militaire de la Grèce antique, Xénophon (430-354 avant J.-C.) est né près d’Athènes. Personnage éclectique, haut en couleurs, il a beaucoup guerroyé et beaucoup écrit (on le surnommait « l’abeille attique »). Outre l’Anabase, on lui doit une suite à l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, intitulée Les Helléniques. Comme disciple de Socrate, il s’est appliqué à brosser de son maître le portrait d’un homme plus attiré par la politique et l’éthique que par la métaphysique, et qui fut profondément utile à son entourage et à ses concitoyens.

 

 

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