Nul ne sait ce que nous réserve le passé.
M. Ruggeri
Je reprends mon journal en ligne, ce matin, rêvassant après la lecture de la très intéressante introduction de soixante-dix pages à la correspondance complète de Cicéron*, par un historien que je ne me lasse jamais de lire : Jean-Noël Robert. Et particulièrement, après ce résumé accroché au milieu d’une longue démonstration des paradoxes du Romain :
« La correspondance nous révèle un Cicéron qui est surtout un homme d’affaires, ce qui semble bien différent de ce qu’il a pu écrire dans tel ou tel de ses traités philosophiques sur la question de la fortune. Ce n’est pas le seul paradoxe qui laisse apparaître les contradictions de l’homme. Il est vrai que l’époque n’accorde aucune chance de réussite à quiconque s’en tiendrait aux propos vertueux des philosophes. Les lettres, même si nous savons qu’elles ne peuvent être totalement sincères, puisque écrire constitue aussi une exposition de soi aux yeux de ses pairs, lèvent néanmoins le voile sur quelques-unes des contradictions qui ont tourmenté la personnalité intime du personnage. Elles laissent apparaître les fêlures qui sont causées par sa difficulté à s’adapter au monde qui l’entoure. » (page 32, de l’édition citée en fin d’article)
Tout le beau monde actuel bute sur l’immonde absence d’accord entre les dires et les actes, de la part des autres, et surtout de ceux qui parlent.
Mais vous attendez des happy ends où il ne peut y en avoir, et de la part d’êtres dont les factions tourmentées ne cessent de croître.
Soit vous vivez conformément aux principes les plus vertueux de l’absence de nuisance mais vous serez pauvres, incompris, et pris légèrement pour un imbécile par ceux-là même pourtant, qui devraient vous encourager et reconnaître vos efforts (bonjour la mentalité d’acier qu’il faut posséder), soit vous vivez dans le monde, vous y travaillez, vous y payez des impôts, vous profitez de ses structures, et vous y êtes faillible, odieux, et paradoxal. Un philosophe incarné, cela se reconnaît surtout à son absence. Vous ne les voyez pas, et surtout pas en ligne. Vous ne pouvez donc avoir aucune certitude qu’ils existent. Uniquement une vague foi. Quant à disparaître pour les retrouver : et bien je vous vois encore, donc vous n’y arrivez pas mieux que les autres.
Attention, moi je ne dis pas que cela est impossible. Je pense même en connaître. Je dis que ce n’est pas vraiment ce que veulent tous ceux qui aspirent à avoir des dirigeants, des patrons, des amis, des conjoints et plus récemment, des œuvres honnêtes, dépouillés du moindre vice. Qui tend à devenir crime (Lysander Spooner disait que les vices ne sont pas des crimes**, mais il devait avoir quelque chose à se reprocher diront les colombes outrées).
 
Cicéron avait donc bien compris depuis longtemps qu’il n’y avait aucun avenir dans la Cité pour ceux qui vivent selon les principes philosophiques, et nul doute que son âme première en souffrait. Marc Aurèle aussi. Le premier les invoquait tout de même, surtout pour briller, non par hypocrisie, mais par « urbanité », un terme qu’il faudrait remettre à la mode. Au moindre faux pas politique, on te clouait les mains sur la porte, et c’est d’ailleurs ce qui lui est tout de même arrivé malgré ses infinies précautions pour louvoyer entre les fous.
Le second s’y raccrochait pour tenir le coup, parce qu’il était de constitution physique et morale trop empathique, trop découragée, trop « faible » oui, pour être le roi du monde, et tentait de se donner du courage*** (en plus des rasades de thériaque****, la drogue à la mode chez les empereurs, qu’il s’enfilait avant, ou après avoir écrit ses Pensées, sorte d’exutoire de sa vie publique, qu’il ne destinait pas à la publication).
Cela remet deux trois espérances en une vertu politique et sociale en perspective, je trouve.
 
L’intégrité, c’est faire le bien quand personne ne regarde.
On peut tenter d’y parvenir, n’empêche que c’est rare. Quand personne ne regarde, tu sais qui tu es. Et c’est pas toujours joli-joli. Quand tout le monde regarde, on peut simplement essayer d’abonner les postures et voir ce qu’il se passera.
Sans vouloir raconter la fin pour les moins avancés : au strict niveau de l’anonyme, c’est-à-dire la quasi intégralité de tous, il ne se passe pas grand-chose, on ne fait plus beaucoup de différence entre une posture et une sincérité (d’ailleurs, qui vous croit quand vous êtes sincère ?), et personne ne vous regarde tant que cela, qui plus est.
Au niveau public, cela donne des légendes : on aime (même lorsqu’on s’en défend farouchement) ces francs-tireurs qui ne font pas semblant, ou qui font tout le temps semblant, justement, jouant de l’absurdité de chaque posture jusqu’à l’excès, s’amusant à tromper leur monde dans un spectacle permanent. Après tout, mérite-t-il autre chose ? Et la peur sociale étant tombée, le bénéfice n’est-il pas immédiatement puissant sur chaque organisme qui s’y essaye ? On peut prendre l’air chafouin du « ce n’est pas bien sérieux », lorsqu’il s’agit d’un histrion, pourquoi exactement serait-il tenu à ce sérieux ? N’est-ce pas tout l’inverse qu’on lui a toujours demandé ? Un histrion sérieux, et pire, « engagé » en société ou en politique, n’est-ce pas déjà la mort du spectacle, ce magnifique « faux » dans lequel tout, mais alors vraiment tout, devrait être permis, du moment que c’est transcendé, et surtout ambigu, et les affligés se trieraient eux-mêmes ?
Politiquement, l’homme sans posture ne peut pas exister. Je ne demande jamais  un politicien d’être vertueux, je me fous de ses petites manœuvres, et si c’est pour se faire cracher dessus toute la journée, comme nos forces de l’ordre, je comprends tout à fait la tentation de la corruption : qu’au moins, cela paye. J’abomine cette façon de penser, mais je n’ai aucun pouvoir sur personne, mon équilibre financier tient à un fil, et le risque que je prends en choisissant un statut fragile, l’entreprise personnelle, tout le monde ne l’envie pas, bien loin de là.
Son programme, en revanche, à ce brave homme qui souhaite nous guider, est-il satisfaisant, peut-il, même s’il emploie fictivement sa femme (ne suivez pas mon regard, il n’est sans doute pas tourné où vous le pensez), diriger un pays face aux autres puissances, apaiser celles qui brûlent en ses enceintes ? Il est con, il parle mal, il sourit pas assez ? J’irai sur le compte Instagram de la nouvelle coqueluche Netflix pour étancher ces appétits.
Par l’influence longue, lente, imperturbable de ce que tu deviens, par l’éducation que tu choisis (choix, dans une très relative mesure…) de donner à tes enfants, autre sujet qu’il me plaira de déployer plus tard, tu avances en entraînant avec toi le monde, dans le dos. Il faut, pour gagner du courage, ne pas trop se retourner sur ce qui nous suit.
 
Ceci réglé, je ne demande jamais plus à un conjoint, un dirigeant ou patron d’être vertueux en tout point, mais j’essaye de négocier des rapports avec eux qui soient respirables, partant du principe que personne ne peut me donner tout ce qui me manque.
Grâce à quelques échanges fructueux, je peux trouver très ponctuellement à combler deux trois béances, matérielles ou mentales, toujours en ne faisant appel qu’à une ou deux facettes maximum de la personne à qui je m’adresse, lui laissant le reste : et je n’ai plus jamais l’impression de piétiner dans de stériles indignations. Elles ne me concernent plus. Je sais prendre chez chacun ce qui correspondra à ma soif du jour. En fermant hermétiquement quelques couloirs à chaque être que je fréquente, je prémunis mon entière bâtisse des feux éclairs de la déception et de la trahison qui sans cela, ravageraient le tout.
Si quelqu’un me rebute, je l’imagine dans d’autres circonstances, et je passe mon chemin. Souvent je le recroise et je l’aime bien. Ce peut être incompréhensible, ou au contraire parfaitement non-binaire, justement. Jamais binaire, justement. N’oublions pas que nous sommes binaires depuis les réseaux sociaux, ce terme n’existait pas, auparavant, dans la discussion sociale. Tomber dans ce piège de la demande binaire de vertu ou de mort sociale, merci, mais non : je ne vais pas faire semblant, pour plaire à deux trois éditeurs web à la recherche de clics rapides, sans contraception et sans joie, d’avoir désappris en quelques années ce que je me farde à connaître depuis que j’ai trouvé ce remède imparable de la fidélité. Une fidélité aux livres, bien sûr, comme source principale de tout ce que je crois comprendre (« comprendre » des choses, donc, ce qui me paraît différent que de les « savoir »). Et aux êtres qui les conçoivent, en dépit de toutes leurs imperfections, et même de leurs crimes, pour certains. En revanche, je ne conserve dans ma garde rapprochée que des éléments qui s’efforcent à la même fidélité et intégrité, et à qui je ne demande pas de produire, non plus, de grands accomplissements publics.
 
Ce n’est pas ici une démonstration de contentement de soi, je suis assez rarement contente de moi, rassurez-vous (je n’ignore pas qu’on déteste toujours ceux qui prétendent s’en sortir).
Mais quelques pistes de réflexion que je lance, sans trop y croire, à la Machine, ce matin.
Elles auront probablement bougé, demain. Mais jamais bien loin du socle.
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Ouvrages auxquels je pense, dans ce monologue matinal (je ne suis pas en train de travailler, et tout est de tête, sauf la citation première que je suis allée vérifier. Il se peut donc que mes considérations historiques ne soient nullement scientifiques, et encore moins « vraies »).
*Cicéron, Correspondance, édition de Jean-Noël Robert, Les Belles Lettres, 2021, 1256 pages.
** Lysander Spooner, Les vices ne sont pas des crimes, Les Belles Lettres, 1993, 109 pages.
*** Pierre Vesperini, Droiture et mélancolie, Verdier, Verdier, 2016, 192 pages.
**** La Thériaque, histoire d’un remède millénaire, Les Belles Lettres, 2020, 436 pages.
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La musique dans la tête :
 

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