It’s all about love.

 

Quelqu’un finira par nettoyer la merde qui s’amoncelle dans les rigoles derrière les sièges en plastique limé du quai de la ligne 9 de la station Strasbourg-Saint-Denis. J’ai bon espoir.

On va lui passer une paume sèche et chaude sous la nuque, l’embrasser en pleurant, le pauvre homme qui doit vivre en sous-sol sur le quai de la ligne 9 de la station Strasbourg-Saint-Denis.

Tu retiens ta respiration dès la descente dans le métro parce que ce n’est pas la question de savoir s’il va se passer quelque chose qui te taraude, mais celle de savoir quand et où exactement. D’où va surgir le petit inconvénient sordide qui va fracasser ta jolie tronche trop maquillée sur le plexiglas de tes confrères pâles, eux, moins assortis.

Il te regarde en souriant. Il chante de toute son âme Robbie Williams, et son bracelet de petites perles en bois usées, avec leur histoire, frappe contre le bois de l’instrument, tu suis le mouvement hypnotique qui ralentit et te plonge en son centre. Avec l’accent canadien. Tu frôles. Tu aspires son timbre, ils rient, l’accent faire rire. Toi, tu voudrais seulement glisser contre sa voix et finir sous les érables, loin. Il est magnifique, dans l’acception renaissante du terme : qui se plaît à faire d’éclatantes dépenses… « ça fait plaisir, mais ça fait mal ».

Aujourd’hui c’est un culbuto abreuvé qui se chie dessus en pleine rame à 9h du matin au milieu des yeux cernés, las, vraiment, non, vraiment. Il faut avoir une connaissance parfaite de la merde pour vivre à Paris. Tout y est scatologique. Il faut vraiment avoir une âme d’infirmière débutante en soins palliatifs dans l’aile des cancers du colon, ou dans l’aile des nostalgiques du stade anal de l’asile psychiatrique d’une ville moyenne, roder l’œil impassible, rien, rien ne peut te perturber, rien ne doit te perturber, un homme entre en gueulant, se chie dessus, et tu quittes ton siège pour descendre à la prochaine sans l’ombre d’une commotion passagère, sans qu’une inquiétude, un dégoût, une crainte ou une horreur virginale et stridente ne viennent effleurer ton regard replié sous lui pour se réchauffer en vain. Des années d’entraînements. Et personne ne te voit.

Je ne suis pas fière d’écrire ceci. J’aurais voulu des bâtisses solides, je vois des boules de paille s’envoler derrière les vitres sales sur les villes fantômes de pays que je n’ai jamais vus. Parce que je ne veux pas les voir. Parce que l’ensemble détonne. N’est plus possible. Ravale. Je ne dis pas tout. Ne suis pas sûre d’avoir tout bien senti, j’ai fracassé tant de fois mes genoux en n’émettant aucun son, les ongles tendus vers les hauteurs vidées, toujours en selle, hors les pièges, tressaillant sous les caresses de la violence, arrêtée net sur les images. J’ai pu tenir. Toujours, mon amour a vaincu.

Hier, un Chinois qui mérite instantanément de perdre sa majuscule proportionnellement à sa superbe instantanément déchue par ce simple instant d’égarement, titube jusqu’au siège déjà éprouvé par pas mal de vomis mélancoliquement séchés dont ne subsiste qu’une odeur suffisamment insidieuse pour te faire te demander avec effroi pendant une bonne dizaine de minutes si elle n’émane pas de tes vêtements à toi,

Dors ! Quitte ! Sauve-toi !

et s’effondre en grommelant un dialecte qui n’existe nulle part en Chine j’en jurerai s, pourtant peu spécialiste des langues plus extrêmes qu’orientales à cette heure avancée, 19h30. Il déboutonne son pantalon et entreprend, l’espoir fait vivre, de redonner un peu de prestance à son appendice décédé un peu plus tôt sous l’afflux meurtrier d’alcool pur administré suite à une erreur d’interprétation de la notice, « modération » se traduisant en chinois pratiquement de la même façon que « vas-y, fonce, tu vas voir c’est génial ».

Tout est normal, votre visage, une fois de plus, ne trahit rien de ce grand vide qui s’ouvre à nouveau, la fatigue de remettre sa réaction à plus tard. L’envie de mourir. Et d’emporter toute la rame. Attentat. Et vite.

Ma récompense c’est la tâche d’or posée contre la tour, quand la rame sort de terre et passe le fleuve.  C’est la fatigue qui rassemble, soude tout ensemble, nous contraint finalement à un peu de tendresse, un merci, une main qui touche un genou étranger pour lui ôter la douleur, c’est un incroyable accès d’amour qui nous fait plonger comme dans l’acte le plus intensément consommé dans les prunelles au plus profond, et nous y ficher pour y délivrer le seul sourire vrai qui commande à nos heures, celui qui nous éveille, nous promet, nous redore. Je suis prête.

Avant-hier, un enfant balbutie dans d’immondes bulles débiles « da-dame, da-dame » en montrant Karl Lagerfeld sur un journal gratuit à son père qui le reprend calmement, « non, ma chérie, c’est un homme, c’est vrai qu’on dirait une dame mais c’est un monsieur », mais l’enfant, terrible, s’obstine à faire jaillir la vérité de sa bouche édentée. Je suis navrée de me trouver un instant navrée de rire. Tous les témoins directs sont navrés de rire. Le père à la mèche poivre et sel de quadragénaire ex-fêtard converti in extremis aux joies austères de la paternité qu’il prend réellement au sérieux nous fusille du regard, dévasté par cette immonde morale traditionnaliste qui empoisonne les pensées de son cher angelot équitable au sourire bio. Sales réactionnaires que nous sommes, enfin démasqués. Bravo. Belle mentalité. Je m’attends à ce qu’il dégaine un livre de bain intitulé « Matéo est amoureux d’Enzo » afin de remédier à cette sale influence.

C’est depuis toi. Je vois tout ainsi depuis toi. Je ne te rejoindrai plus, maintenant. Je t’ai quitté à 16 ans, Dan, saoulée de l’air grand, vaste, des artères de Boston, je portais des serpents en fumant sur tes joints, je ne comprenais rien et me jetais sur toi, affamée de ton odeur de cigarettes mentholées mêlée dans ta barbe courte et piquante, rousse, à une mauvaise eau de toilette et je la sens encore, je te le jure mon amour, je la sens encore quatorze ans de foulées loin de toi, et je ne comprenais pas la moitié de tes mots. Je comprenais tes mains sous moi, tes souffles, ton  « Be quiet, and remember ». Tu étais la force, l’envie. Tu étais l’homme tellement plus vieux que moi, plus ancré dans les absurdes, plus armé. Et toi non plus, je ne t’oublie pas. Non, et c’est insensé. Traverser l’Atlantique et te perdre derrière, trop loin, mon amour perdu, inconsolable, a scellé ma vision du monde inversée, scandalisée, heurtée, à jamais blessée, rugissante, tournoyante, je ne peux plus les toucher même quand j’essaye, je ne veux jamais plus, rien n’est plus aussi brillant que ton œil qui  m’envisage sur le capot rouge de ta voiture vulgaire… Si quelqu’un avec la certitude de dévorer l’instant m’a un instant aimée ce fut toi, mon roi rouge et ça ne passe pas, ça ne passe pas et ne passera jamais, tu seras partout, je te traque dans les moindres losers, je te duplique, te recrée, te rachète, car tu n’es jamais venu. Toi ou un autre. Je repars sous terre. Je n’en suis plus jamais sortie. Je dois tous les aimer, car je ne peux plus en aimer qu’un. Trop d’océans, toujours, s’intercalent.

« En raison d’un mouvement social », non, d’une grève, connasse, parle avec les bons mots bordel, « le trafic est fortement pertubé ». Ouais, c’est la merde, quoi. Je m’en tape. Vous pouvez tous me passer dessus, précipités vers vos obligations. Je m’assois soudain sur le rebord.  Je pense à Dan. J’ai un amour dans ma vie qui me rend plus forte que toutes ces conneries, fût-il perdu depuis quatorze ans. Personne ne peut plus rien me faire.

En route, Dan. Cow boy déjà mort. C’est fini, cow boy, fini. « Be quiet and remember. » Comment arrives-tu à me tenir, encore ? Mais tu me tiens. Je ne glisse pas.

Tout se passe toujours sous terre dans la merde et les Chinois qui se branlent.  Tu repenses alors à tes amours perdues, tu t’inventes un courant d’air. Tu crois que tu aimes encore. Tu crois que tu vas t’en sortir par ce pouvoir d’évocation qui réveille de la tombe vermoulue tes plus anciennes fraîcheurs.

Tout se passe toujours sous terre. « Be quiet and remember. » Mon amour, et j’ai traversé ce putain d’océan pour embrasser la profondeur des égouts et des paniques circulatoires.

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Alors je te sens revenir me chercher, réclamer ta place et la défendre. Tu les assommes tous d’une attention rapide, sauvage, la seule que tu pourras et que je bois avidement comme une eau désinfectée au milieu du cloaque.

edward abbey feu sur la montagne
« Si je dois céder, je céderai comme un Apache. » Edward Abbey, Le Feu sur la montagne

Écrit dans les années 1960 par un fou du désert américain, écrivain-culte de la contre-culture et du nature writing, et fervent insolent incorruptible, ce roman traduit par Jacques Mailhos est ramassé comme un feu de bois improvisé, allumé au cœur d’une nuit froide mais magnifiquement étoilée.

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