« Les Ukrainiens sont individualistes, égoïstes, anarchistes, et ils n’aiment ni le gouvernement ni l’autorité. Ils pensent être capables d’organiser leur vie quel que soit le parti ou la force au pouvoir dans leur pays. S’ils n’aiment pas ce que font les autorités, ils descendent manifester. C’est pourquoi tout gouvernement en Ukraine craint la rue, craint son peuple. »
*
C’est ainsi que s’exprime Andreï Kourkov dans l’une des innombrables interviews qu’il donne dans le monde entier depuis le début de la guerre en Ukraine (mais auparavant, également : il est l’une des voix de son pays les plus écoutées, de par le monde). [ Les Ukrainiens n’ont jamais obéi à un tsar, Courrier International, 25 mars 2022]
*
Le Pingouin, son premier roman écrit en 1994, soit trois ans après le référendum en faveur à 91% de l’indépendance de l’Ukraine, alors que le pays goûte aux joies comme aux déconvenues post-soviétiques d’une liberté hantée par les règlements de compte et renonce à son arsenal nucléaire, est celui d’un ancien gardien de prison griffonnant des contes pour enfants alors qu’il entame une collection de cactus – qui lui vaudra plus tard une belle renommée auprès des spécialistes : un roman bourru, taciturne, passif, désenchanté mais à l’absurdité douce, à peine fantastique (ce pingouin recueilli dans un appartement de Kiev, se tient étrangement sur le fil du probable et de l’impossible), apparemment inoffensif, puisque farouchement détaché de tout.
*
Un journaliste à peu près écrivain, Victor, qui a pour compagnon un pingouin recueilli lors du démantèlement du zoo de Kiev, se voit confier une mission auprès d’un journal de la ville pour écrire des nécrologies par avance, « petites croix » sur une liste choisie au départ par lui-même parmi les personnalités les plus en vue du pays. Ces personnages vont commencer à mourir, pour sa plus grande satisfaction, puisqu’il pourra ainsi être publié et lu.
*
Une petite fille lui est confiée, dont une nourrice viendra s’occuper, pour occuper ensuite son lit (passivité, en tout. Les choses arrivent. Aucune intervention). Cette drôle de famille vivote, alors que les gens meurent de plus en plus étrangement autour de Victor. La fin, hautement ambiguë, donne la possible clé dans les toutes dernières lignes, et chacun s’en retourne, flanqué de son propre pingouin mélancolique au cœur fragile, éternel exilé d’un pays qu’il ne connaît pourtant pas, à la propre énigme de son existence et des faits sur lesquels il n’a, finalement, aucune prise.
*
Il n’existe pourtant rien de moins passif que d’écrire et de tenter de publier un livre. Rien de moins détaché, désintéressé, et c’est aussi ici le plus fascinant : derrière cet ennui de façade qui voudrait nous contaminer, se dresse toute l’ironie de l’activité de Victor, et derrière elle, de Kourkov. Et l’ironie, comme l’humour, sont de puissants alliés pour l’écrivain, la plupart des autorités n’y comprenant rien. C’est par ailleurs la méthode également choisie par Sasha Filipenko, son homologue biélorusse, exilé en Suisse, dont on peut lire les livres insolents traduits aux éditions des Syrtes et Noir sur Blanc. Celui-ci a donné récemment pour Thinkerview un entretien hautement instructif sur l’écriture dans les pays de l’ex bloc soviétique,  la censure, la surveillance, et l’humour.
*
On ne fera pas agenouiller un Ukrainien devant autre chose que le cercueil d’un combattant pour son indépendance. Son histoire n’est qu’une suite d’attaques et de sièges, de famines et de solution finale que le peuple et ses militaires, étroitement liés, ont payé par millions de morts depuis les cosaques zaporogues. Mais son hymne le dit : « L’Ukraine n’est pas encore morte ». Et pour survivre, comme Victor qui devra décider très vite comment sauver sa peau et celle de son pingouin, on se doit de fermer les yeux sur certains moyens, sans en être toutefois dupes. Un bon écrivain sait cela : la pureté n’existe nulle part, méfions-nous des fables faciles qu’on détricotera en temps de paix. Mais si notre liberté est menacée, ce qui doit être sacrifié le sera.
*
Andreï Kourkov, Le Pingouin, traduit du russe par Nathalie Amargier, nouvelle édition mars 2022, Éditions Liana Levi
*
[Pour débunker rapidement et efficacement les principales idées reçues sur l’Ukraine, je vous conseille par ailleurs la lecture de L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre, d’Alexandra Goujon, Editions Cavalier bleu, paru fin 2021]
Pour poursuivre la route ensemble...
Le consentement à la vie | sur L’abattoir de verre de J.M. Coetzee

« Je ne suis pas intéressée par les problèmes, John – ni par les problèmes ni par la solution aux problèmes. J’abhorre cet état d’esprit qui voit la vie comme une succession de problèmes soumis à l’intellect en vue de leur solution. Un chat, ce n’est pas un problème. La chatte > Lire plus

Se rendre sans se soumettre – D.H. Lawrence, Le Renard

Comme toujours sensuelle, magnétique et si finement perspicace, la prose de D.H. Lawrence étreint et caresse, pousse dans tous les retranchements avant de toucher précisément ce point où tout être même le plus récalcitrant s’ouvre et se rend dans un évanouissement charnel.

Dans les tranchées de Drouot – Thierry Laget, Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire

Voici un livre qui se sirote comme du petit sang, un sourire carnassier aux lèvres, dans la ouate d’une reconstitution historique minutieuse nimbée de la délicatesse irrésistible d’une plume dont la clarté le dispute à l’entrain. Thierry Laget (écrivain et éditeur de Proust) nous emporte en deux-cent pages trépidantes dans > Lire plus

« Quelque chose est fini » – Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi

Quand on aime le plus intensément, quelque chose est fini.

Je sais ce que j’ai lu – Andrés Neuman, Fracture

« Si une chose existe quelque part, elle existera partout. » Czeslaw Milosz Je m’imagine Andrés Neuman en 2017, né en Argentine il y a tout juste 40 ans, confié depuis peu à la torpeur madrilène, dévoré par la barbe, sous ses longs cheveux, courbé sur cent ans d’histoire mondiale et sa > Lire plus

L’innocence cabrée – J.M. Coetzee, Michael K, sa vie, son temps

Le souffle court d’avoir marché derrière un homme-prodige le long d’une si rude avenue, il faut maintenant réaliser la vie en ses ruades sèches et sans pourquoi que vient de parvenir, une nouvelle fois, à célébrer J.M. Coetzee.

Vous souhaitez recevoir les articles ?

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.