« Les os de femmes sont graciles. »

Leila Guerriero, née en 1967 en Argentine, est une figure majeure du journalisme narratif, héritière de Rodolfo Walsh, surtout connue pour sa chronique d’une ville fantôme de Patagonie où les jeunes se suicident en nombre, Les Suicidés du bout du monde. Elle n’a que quinze ans lorsqu’éclate le 2 avril 1982 la guerre éclair déclarée contre la Grande-Bretagne par l’Argentine, pour libérer les îles Malouines. Ce conflit de quelques mois seulement laissera pourtant plus de 900 morts, dont la plupart, côté Argentins, seront abandonnés par le gouvernement défait sur l’île.

Des décennies durant, les familles de ces disparus d’un autre genre que les NN, victimes de la dictature militaire des années précédentes, ignoreront tout du sort de leur père, leur frère, leur amant, leur fils. L’officier britannique Geoffrey Cardozo avait pourtant été délégué rapidement après la fin du conflit afin d’identifier comme il le pouvait les soldats abandonnés et de leur ériger un cimetière, nommé Darwin, dans l’isthme du même nom. Fierté blessée du gouvernement Galtieri qui refuse l’aide britannique ? Incompétence des autorités en charge ? Toujours est-il qu’aucun civil ne fut informé de ce rapport ni de l’emplacement de ces tombes avant qu’une fondation ne décide des décennies plus tard de reprendre l’enquête, et de l’élargir à l’identification des derniers restes « connus de Dieu seul » grâce à l’aide de chefs d’entreprises mécènes.

C’était sans compter l’extraordinaire complexité du réel, et les bâtons mis dans les roues de cette unité d’identification, l’identité étant en Argentine un sujet ultra-violent. La plupart des classes populaires voyaient les disparus de la dictature comme des dissidents subversifs hostiles à la junte de Buenos Aires auxquels ils ne souhaitaient pas que « leurs morts », soldats héros de la patrie, soient assimilés. Ils imaginaient ceux-là dans une fosse commune, morts glorieusement pour tenter de récupérer cet archipel de timbres-poste désertiques, battus par les vents, et voyaient l’initiative d’identification comme un acte de profanateurs, destiné à rapatrier des soldats qui n’avaient pas à l’être : les Malouines restaient pour eux argentines, défaite ou non. Ramener les corps signifiait abandonner toute trace argentine sur cette terre, définitivement abandonnée aux Anglais. Pour d’autres en revanche, qui pleuraient encore leur défunt comme s’ils l’avaient perdu la veille, il en allait d’une nécessaire démarche de deuil.

« Pendant ce temps-là, dans un cimetière presque toujours solitaire, les morts irradiaient leur mort beaucoup plus longue déjà que leur vie. »

Au milieu, dans des conditions de travail difficiles et dangereuses, une équipe médico-légale passait ses jours et ses nuits en compagnie d’ossements, tentant de leur rendre leur dignité. C’est cette équipe qu’a décidé de suivre Leila Guerriero en 2019 pendant de longs mois, participant à chaque étape minutieuse et éprouvante de leur quotidien. Elle les a accompagné sur le terrain, ainsi qu’à la rencontre de toutes les familles convaincues ou non de donner leur ADN, afin de comprendre pourquoi, pour autant, il ne s’agissait que d’une mascarade de l’Etat, un « carnaval d’ossements ».

Ecrivant comme au centre d’un grand tourbillon de faux-semblants, de pièges, de mensonges, d’idées reçues, elle mêle dialogues directs et observations de ces jours hors du temps, brouille les pistes, fait le portrait d’une Argentine livrée à elle-même, accablée par les drames intimes comme par les années de coups d’Etat et de guerres sales, où chaque citoyen ordinaire commettra ou subira, un jour où l’autre, un acte atroce. Grande pièce de monnaie ternie dont les faces Bien et Mal tournent en toupie sans fin, formant le vertige caractéristique de la littérature contemporaine, âpre et virulente, de ce pays, son texte d’une centaine de pages ne donne aucune bonne réponse. Mais chaque fragment de la facette qui s’offre au regard forme une silhouette ré-ossée par celle qui reste, l’observatrice qui a tout consigné pour un lecteur qui ne peut ciller tout au long de cette lecture comme soufflée depuis les pierres des tombes, au bord du monde, où les fantômes errent sur l’île et ne peuvent traverser pour visiter ceux qui les attendent de l’autre côté.

Ce n’était pas la première fois que la journaliste s’interrogeait de près aux « restes » de son pays. Dix ans auparavant, elle avait mené une enquête au long cours sur l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale en charge d’identifier, cette fois, les disparus forcés de la dictature militaire de 1976 à 1983 : ces milliers d’opposants arrachés à leur vie, à leur famille, par la junte au pouvoir, en pleine nuit, afin de ne pas alerter l’opinion publique et internationale, pour être exécutés dans des charniers longtemps ignorés par leurs proches. Ayant écrit une version plus longue que son article publié alors dans El Pais Semanal, La Trace sur les os, et n’en ayant encore rien fait, elle s’en ouvrit à ses éditrices françaises, chez Rivages, à l’occasion de la traduction de l’Autre guerre. Ce sont elles qui lui suggérèrent d’ajouter au récit prévu ce texte fort, aux similitudes frappantes avec L’Autre guerre.

« Portes closes, dans les bureaux de l’équipe, treize ans après l’avoir vu pour la dernière fois, elle a embrassé le fruit de ses entrailles sur les os. »

Avec le même souci de disparition personnelle dont elle fait preuve dans l’Autre guerre, s’effaçant presqu’entièrement au profit des interrogés à qui elle offre son écoute profonde autant que son empathie, Leila Guerriero reconstitue le maëlstrom des voix contradictoires, passionnées, désespérées, les changements d’avis, les révélations, les bouleversements qu’implique la promiscuité longue avec ces professionnels de la trace sur les os, qui ont peur des morts mais pas des squelettes, qui sont éblouis par la pureté des os éclatant de revanche à côté de la purulence des esprits tortionnaires, qui ont tourné le dos à leur vie sociale pour rendre leur dignité à ceux qui n’ont pas assez vécu, et accompagnent ceux qui les cherchent encore, sans renoncer, plusieurs décennies après les drames.

Morts pour la patrie ou morts par la patrie : chaque mort a son histoire, chaque os sans sépulture attend qu’on y lise sa vérité. Qui étais-tu, où es-tu, que t’a-t-on fait ? Jusqu’aux os le peuple répondra toujours quand les États demandent qu’il se taise.

Leila Guerriero, L’Autre guerre, une histoire du cimetière argentin des Malouines suivi de La Trace sur les os [2021], traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik, Editions Rivages, 2023,  188 pages.

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